Patrick ROBO
juin
2003
Qu'en est-il de la "démarche clinique", ce concept relativement récent en formation et éducation ?
A l'origine, l'activité clinique (du grec klinê, le lit) est relative au médecin qui, au chevet du patient, observe les manifestations de sa maladie et les réactions de celui-ci en même temps qu'il l'interroge et l'écoute. Par la suite elle a été transposée à l'examen des individus non malades puis des groupes (psychologie sociale clinique) très souvent dans un but de formation.
Sigmund Freud a employé pour la première fois le terme de "psychologie clinique" dans sa lettre à W. Fliess en janvier 1899.
En 1949, D. Lagache (cité par Daniel Anzieu dans le Dictionnaire de psychologie, PUF), évoque une "méthode clinique" reposant sur trois postulats :
un postulat dynamique : le psychisme humain à base de conflits intra et intersubjectifs ;
un postulat interactionniste : la conduite qui est la réaction de la personne à la situation dans laquelle elle se trouve (état d'esprit interne, milieu psychique et social externe) ;
un postulat historique : la personnalité en évolution de puis sa naissance avec une alternance de moments de crise et de périodes de stabilité ; la conduite d'une personne à un moment donné étant le produit de son passé et de ses projets.
Michel Foucault quant à lui, publie en 1972 une approche historique de la clinique sous le titre Naissance de la clinique, mais pour ce qui est de la "démarche clinique" dans le milieu de l'éducation il faut attendre le début des années 1990 pour la voir apparaître dans les écrits (Revault d’Allonnes et al., 1989 ; Imbert, 1992 ; Cifali, 1994 ; Perrenoud, 1994).
Plus récemment encore apparaît un autre concept, celui de "clinique de l'activité", dans le domaine de l'ergonomie et de la psychologie du travail (Clot, Prot, Wherte et al., 2001).
Il apparaît donc, dans le champ des Sciences humaines, ce que nous pourrions nommer un "courant clinique" en ce sens où, d'une part, des recherches, des analyses de pratiques, des formations, etc. sont menées, non pas "au chevet du patient" mais auprès d'acteurs engagés dans et intéressés par l'objet d'étude, grâce à "cette posture particulière qui permet à un professionnel de construire des connaissances à partir de situations particulières dans lesquelles il est impliqué" (Cifali, 1999a, p. 981), d'autre part que ces approches sont souvent guidée par "le souci de l'action, de la compréhension et de la transformation des situations de travail" (Clot, 2001) et enfin que la pratique des chercheurs, des formateurs, n'est plus un simple exercice d'application de connaissances acquises. De fait, "le sens clinique exige de n'être pas centré sur soi" (Cifali, 1999, p. 134), de ne plus être dans (l'illusion de) la maîtrise, d'accepter l'incertitude.
Quelle définition donner de la démarche clinique ?
Pour Jacques Ardoino (1989, p. 64),
"Est donc proprement clinique aujourd'hui, ce
qui veut appréhender le sujet (individuel et/ou collectif) à travers un système
de relations (constitué en dispositif, c'est-à-dire au sein duquel le
praticien, ou le chercheur, comme leurs partenaires, se reconnaissent
effectivement impliqués), qu'il s'agisse de viser l'évolution, le
développement, la transformation d'un tel sujet ou la production de
connaissances, en soi, comme pour lui ou pour nous", s'agissant "plutôt d'une sagacité
(perspicacité) d'accompagnement dans une durée, d'intimité partagée".
M. Cifali et P. Perrenoud la définissaient ainsi dans un fascicule qui était destiné aux étudiants de l'Université de Genève s'orientant vers les métiers de l'enseignement :
"La démarche clinique est une façon de prendre du recul vis-à-vis d'une pratique : elle se fonde sur l'observation, qu'il y ait problème ou non ; elle permet d'élaborer des hypothèses ou des stratégies d'action par la réflexion individuelle ou collective, la mobilisation d'apports théoriques multiples, des regards complémentaires, des interrogations nouvelles. Elle sollicite des personnes-ressources qui mettent en commun leurs points de vue pour faire évoluer la pratique ainsi analysée. C'est un moyen de faire face à la complexité du métier d'enseignant en évitant le double écueil d'une pratique peu réfléchie ou d'une théorie déconnectée des réalités vécues. (…) Elle peut, dans certains domaines, s'inspirer d'une démarche expérimentale, dans d'autres s'apparenter à une recherche-action, dans d'autres encore emprunter certains outils ou paradigmes à la supervision ou à la relation analytique."
Par ailleurs, Mireille Cifali (1999b, p. 124) énonce
que "ceux qui oeuvrent dans ce contexte, avancent qu’il y est question
de situations où les acteurs sont impliqués ; où se mêlent psychique, social et
économique ; où s’élabore, avec les interlocuteurs en présence, une
compréhension de ce qui se passe, une co-construction d’un sens qui provoque
parfois du changement ; où s’instaure une articulation théorie-pratique
particulière, un lien entre connaissance et action ; se réalise une pratique de
l’altérité et de la singularité, dont l’écriture
est peut-être prioritairement celle d’un raconter.
Et elle souligne (1996, p. 121) que la
démarche clinique "n'appartient donc pas à une seule discipline ni
n'est un terrain spécifique ; c'est une approche qui vise un changement, se
tient dans la singularité, n'a pas peur du risque et de la complexité, et
co-produit un sens de ce qui se passe. Elle se caractérise par une nécessaire
implication ; un travail sur la juste distance ; une inexorable demande ; une
rencontre intersubjective entre des êtres humains qui ne sont pas dans la même
position ; la complexité du vivant et le mélange imparable du psychique et du
social."
Dans les faits, la démarche clinique se traduit en modalités diverses dont l'analyse de pratiques, mais toutes ont, selon Perrenoud (1994, p. 218), "un dénominateur commun : elles mettent l'accent sur les fonctionnements en situation", et il y est toujours question d'apprendre dans et sur la situation, l'action, l'acte pédagogiques ou andragogiques, et ce en prise directe avec des praticiens concernés. Ainsi, "la démarche clinique vise plutôt, à partir de l’expérience, à alimenter la construction de savoirs nouveaux ou l’intégration et la mobilisation réflexives de savoirs acquis" (Perrenoud, 2001).
Il est alors évident qu'une telle démarche dans le cadre de la formation demande de courir des risques :
pour les personnes "en formation", par le fait d'être invitées à (s')exposer et d'être conduites à se (re)mettre en question (et non nécessairement en cause) ;
pour les formateurs, qui ne sont plus dans la "maîtrise", mais dans l'accompagnement, la médiation, la guidance, le partage et parfois le doute.
Elle suppose donc un changement de posture des formateurs ainsi que des personnes "en formation" et présente l'avantage de s’harmoniser avec un acte éducatif (un acte formatif) qui aidera ces dernières, les "se formant", à ne plus être dans une attente de transmission de savoirs normés, pré-établis et relativement figés, mais à construire leurs propres savoirs, à se construire dans la réflexivité et le conflit (cognitif, sociocognitif), à développer leur identité professionnelle.
Adopter une démarche clinique nécessite donc de respecter un ensemble de règles déontologiques, de se plier à une éthique professionnelle qui permettront à chacun de se situer, de s'impliquer, de se construire et d'élaborer des connaissances à même le vivant.
Références bibliographiques
Cifali M. (1994). Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique. Paris, PUF.
Cifali M. (1996).Démarche clinique, formation et écriture, in Paquay L., Altet M., Charlier E. et Perrenoud Ph. (dir.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, De Boeck, pp. 119-135.
Cifali M. (1999). «Entre psychanalyse et éducation : influence et responsabilité» in Revue française Psychanalyse, 3/, 973-982.
Cifali M., (1999b). «Une altérité en acte» in Chappaz G. (dir.), Accompagnement et
formation, Université de Provence et CDRP de Marseille, Marseille,
p.121-160.
Clot Y., Prot B., Wherte C. et al., (2001).
«Clinique de l'activité et pouvoir d'agir». Education permanente. N°
146/.
Foucault M. (1972), Naissance de la clinique, Paris, P.U.F.
Imbert F. (1992). Vers une clinique du pédagogique, Vigneux, Matrice.
Lagache D. (1949), Psychologie clinique et méthode clinique, Evolution psychiatrique, n°2, repris in Œuvres II, Paris, PUF.
Perrenoud P. (1994). La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L'Harmattan.
Perrenoud P. (2001). La place de l’analyse du travail réel en formation initiale : transposition et dispositifs, Texte prolongeant une intervention au Séminaire romand de 3e cycle en Sciences de l'éducation "Analyse du travail et formation professionnelle", Veysonnaz, 10-12 octobre.
Revault d’Allonnes C. et al.
(1989). La démarche clinique en Sciences de l’Education, Paris, Dunod.
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