Texte de Jacques LEVINE[1]
Novembre 2002
Le sigle S. au S. se veut
ironique : il laisse entendre que la pratique du soutien individuel ou
collectif est bien autre chose qu’un exercice facile. Tel qui veut soutenir a
lui-même besoin d’être soutenu. Ce sigle correspond en réalité à un pari qui
est très ambitieux.
Son objet, ce à quoi le S. au S.
se confronte, ce sont des défaites de l’image de soi, des défaites du
narcissisme, des achoppements douloureux qui mettent à mal le Moi, sa recherche
de valeur et de pouvoir. Le pari consiste à laisser penser que par une
collaboration interdisciplinaire – en l’occurrence la réunion de praticiens de
l’enseignement avec un psychanalyste - des effets modificateurs, des
déverrouillages et des remises en devenir peuvent être obtenus.
Un point préalable doit toutefois
être bien précisé. Pour qu’une telle entreprise soit possible, il faut que
soient clairement définis les champs respectifs de la pédagogie et de la
psychanalyse. Celle-ci est un processus thérapeutique spécifique. Il n’est pas
pensable qu’elle fasse l’objet de transpositions dans d’autres domaines. On
pourrait donc penser que la rencontre entre ces deux champs est quasi
impossible. Or elle est actuellement rendue nécessaire par l’inadaptation de
l’école à répondre à l’hétérogénéité de la population scolaire. Toute une série
d’enfants viennent en classe avec ce que Bion appelle des « éléments
bêta » (agressions non métabolisées, insupportable non transformé en
supportable, vie familiale et intérieure faite de trop de vécus de cassure), si
bien que les enseignants, au lieu d’être seulement face à des problèmes
d’apprentissage et de socialisation, sont obligés de se poser la question de
l’apport de la psychanalyse à la pédagogie.
Les maîtres peuvent-ils s’en
tirer seuls ? Même lorsque l’élève est adressé au CMPP ou au Réseau
d’aide, le professeur continue, en classe, d’être confronté à des conduites
dérangeantes.
Paradoxalement, ce sont les
enseignants, qui maîtrisent le mieux leur classe, qui sont le plus demandeurs
de groupes de S. au S. C’est pour mieux rester dans leur créneau professionnel
qu’ils ont besoin de cette lucidité supplémentaire.
On ne peut pas dire à un enseignant, dont la
vocation est de faire comprendre, qu’il n’a pas le droit de comprendre.
Cela dit, quels sont les outils qui, dans ce contexte, permettent
au S. au S. de faire en sorte que des défaites du narcissisme, qui bouchent le
futur, perdent de leur virulence ?
J’évoquerai
quatre réponses :
-
La capacité du groupe à faire de l’espace S. au S. un lieu
de transfert pour les problèmes à la base des défaites narcissiques.
-
La capacité du groupe à dégager l’enseignant – ou tout
adulte qui expose une situation problématique – de sa propre défaite
narcissique.
-
La capacité du groupe, et surtout du psychanalyste, de
localiser l’inacceptable dans l’histoire du sujet et d’en faire un objet de
pensée, de façon qu’indirectement le Moi du sujet puisse commencer à s’en
dégager.
-
La capacité du groupe à transmettre un message de
croissance pour que le jeune, se sentant accompagné d’un regard temporel sur
son Moi, entre dans une dynamique évolutive et reprenne confiance.
Ce qu’il faut bien voir, c’est
que chacun de ces temps correspond à un changement spécifique de
représentation. C’est la succession suffisamment rigoureuse de ces quatre
changements de représentation qui explique que le S. au S. puisse trouver les
réponses voulues au postulat qui est au centre de son fonctionnement. Ce
postulat est le suivant : Pour que l’image que le sujet se fait de
lui-même puisse se modifier, il faut que le regard du groupe, sur ce qu’a vécu
et sur ce que pourrait vivre le sujet, se modifie. C’est en
procédant à un changement de regard que le groupe prépare un changement de
regard chez le sujet..
En réalité,
on peut assigner deux objectifs à un groupe S. au S. :
-
Etre un outil immédiatement efficace ,
-
Etre un outil de formation, le moment d’une élaboration
d’un nouveau style de concertation, de co-réflexion et de communication. C’est
à la généralisation de ce nouveau type de co-réflexion que je pense lorsque je
le présente comme une propédeutique à une nouvelle éthique de la relation.
Comment se présente ce cadre de
modification et de formation ?
Il faut imaginer: une dizaine de personnes assises en cercle
(selon les cas : enseignants, psychologues, rééducateurs, COP, chefs
d’établissement, IEN, travailleurs sociaux…) auxquelles s’ajoute un
psychanalyste (10 +1).
L’un des leviers du cadre est l’illusion groupale :
l’idée qu’ensemble on va, sinon changer l’école et le monde, du moins accoucher
d’un autre type de relation. Ce lieu a valeur matricielle, il correspond au
niveau fantasmatique à une sorte de famille idéale, une source de force
phallique dont on va s’augmenter et où l’on va se ressourcer pour rompre la
solitude professionnelle. Mais ces deux illusions tomberaient vite à plat si
n’était donnée la preuve aux participants que les choses sont conduites avec
rigueur.
Dès le début du groupe, le psychanalyste présente les conditions
de fonctionnement de la méthode, les règles du jeu, les contrats à respecter.
Ces contrats sont les suivants : volontariat,
confidentialité, non-jugement de l’autre et non-conflictualité (il ne
s’agit pas de psychothérapie de groupe ou individuelle, l’analyse de la
conflictualité n’est pas exclue mais subordonnée au contrat de centration du
groupe sur le problème à résoudre).
L’ordre du jour comprend, à chaque séance : le
« quelque chose à dire » (dix minutes de transition où
l’on dit ses préoccupations professionnelles du moment), le suivi (reprise des
cas traités précédemment), les nouveaux cas. Ceux-ci sont présentés à partir de
deux critères qui excluent toute considération corporatiste ou trop générale.
Le point de départ est obligatoirement : les satisfactions
et insatisfactions en provenance du terrain. Et, aspect probablement le plus
important de la méthode, ces cas seront traités dans le respect des quatre
temps de la méthode :
1 / le dire de la blessure narcissique,
2/ la recherche d’intelligibilité,
3 / la recherche du modifiable,
4/ l’interrogation sur le mode de
fonctionnement professionnel.
Le psychanalyste indique également les conditions dans lesquelles
il situe son propre fonctionnement.
Les
contrats correspondent à l’idée qu’on ne réfléchit pas n’importe comment au cas
d’une personne. Ce qui différencie le S. au S. d’autres pratiques (analyse de
la pratique, analyse de cas…) c’est la place donnée au deuxième temps, c’est le
refus qu’à une question pratique soit donnée, hâtivement, une réponse pratique.
S’il n’y a pas interrogation sur les préoccupations de l’autre, ce qui est
l’objet du deuxième temps et qui justifie la présence du psychanalyste, on
empêche l’élaboration d’une véritable remédiation.
Une fois
que le programme de la séance est fixé, les choses peuvent commencer. Mais on
se trompe si l’on pense que le groupe va s’occuper, d’entrée de jeu, de l’élève.
Il s’occupe d’abord de l’enseignant.
Celui-ci est, en effet, souvent dans un état particulier qu’on peut appeler
« l’empêchement à penser ». En disant sa blessure narcissique, il
apporte en séance l’émotion ressentie face au problème, l’impuissance où il
s’est trouvé d’élaborer une réaction appropriée, et il y a même un troisième
élément inconscient : l’enseignant ressent en miroir ce que ressent
l’élève, qui est lui aussi en empêchement de penser. La difficulté à prendre de
la distance se traduit, dans son mode de présentation du cas. Il décrit par le
menu les comportements négatifs de l’autre, sans pouvoir s’en dégager.
Pourtant
il se passe quelque chose d’autre en même temps :
« l’utilisation du groupe comme
sein-poubelle ». Cette expression signifie, pour le courant
kleinien, que le bébé, pour aller mieux, a besoin de déposer dans le corps de
sa mère, par ses cris et ses pleurs, les « mauvais objets internes »
qui le gênent. Cela explique le paradoxe qu’un discours répétitif dans le cadre
du groupe arrête la répétition. C’est même parce que le discours est répétitif
que la répétition peut s’arrêter et que l’enseignant peut se distancier, sortir
de son propre système de désir et aller vers l’autre en tant que sujet.
L’enseignant était un Moi intrusé par un problème. Il peut commencer à
récupérer son Moi, à le distinguer du problème.
Ce
travail de dé-confusion entre le Moi et son problème est une première réponse à
sa défaite narcissique.
. Le
deuxième temps de la méthode, celui de l’intelligibilité, est le contraire du
précédent. Au lieu de ne penser qu’au seul désir normatif de l’enseignant, le
groupe passe de l’autre côté de la barrière : qui est cet enfant, ce
parent, ce collègue qui pose problème ? Que se passe-t-il dans sa
tête ? De quel vécu est-il porteur ?
Pour les
participants, c’est le moment d’un « n’importe quoi » délibéré, le
droit, pour chacun, à toutes les hypothèses, y compris les plus fantaisistes. Mais
toujours à partir d’un principe fondamental, à savoir qu’il y a toujours une
logique à la base du comportement qui paraît le plus illogique. L’autre
n’est pas seulement celui que ses attitudes de surface présentent. Il y a un
« au-delà de l’apparence ».
Pour y
accéder, nous utilisons « le picorage », « la pensée
posturale » et « l’écoute tripolaire ».
Le picorage, c’est la chaîne des
associations libres que tissent les participants par juxtaposition de leurs
opinions.
La
pensée posturale, c’est, par exemple, celle qui est mise en œuvre, dans les
jeux de rôle.
L’écoute tripolaire, c’est
l’idée que tout individu est porteur
-
d’une dimension accidentée,
-
d’une organisation
réactionnelle
-
et d’une dimension potentiellement ouverte sur l’avenir.
Le sujet, donc l’exposant, donne plus à voir qu’on ne croit sur ce
qui est à la source des vécus de défaite, sur l’organisation réactionnelle et
sur les portes de sortie. Mais pour que ce soit moins ésotérique, il est
nécessaire que le psychanalyste du groupe transmette quelque chose de sa façon
d’écouter les corps et les histoires de vie. La non-conflictualité fait que
cette expérience est conçue comme complémentaire et non antagoniste du point de
vue des enseignants, qui insistent plus sur les aléas de l’histoire scolaire.
S’ils sentent, mais seulement à cette condition, que l’apport du psychanalyste
donne de la cohérence aux données qui ont été rassemblées, ils en font un outil
supplémentaire d’intelligibilité. C’est le cas lorsque le psychanalyste
explique « Je fais l’hypothèse que cet enfant arrogant est en réalité
honteux et angoissé que son père, dont il n’a pas le droit de parler, a quitté
la maison, il a peur que ses camarades lui posent des questions… C’est parce
que cet autre enfant se vit contesté jusque dans son droit d’exister, qu’il
s’instaure justicier…qu’il vole pour reprendre ce qu’on lui a volé, qu’il
considère que personne n’est fiable et qu’il entre dans la
non-pactisation ».
Les
« suivis », ces moments où, dans des séances ultérieures, le groupe
reprend des cas précédemment évoqués, montrent que ce genre d’explication est
intégré, non pas en tant que recettes mais en tant que « langage
intermédiaire » qui n’est ni celui de la méta-psychologie des
psychanalystes, ni celui de la pédagogie. Ce qui apparaît clairement dans les
séances est que le langage intermédiaire « parle »à l’intelligence et
à la sensibilité relationnelles des participants du groupe.. Ils sont
parfaitement capables d’imaginer que sous les routes visibles du psychisme
circulent des routes invisibles mais qu’on peut quand même leur donner des
noms. Le langage intermédiaire est une façon de rendre intégrables des langues
qui paraissent divergentes.
Qu’est-ce
que le travail du modifiable ? Cela peut être, tout simplement, un travail
de dédramatisation. Nombre de situations, présentées comme dramatiques,
prennent une tout autre tournure à l’issue d’un travail de sécurisation ou de
remise en confiance. Un excès de zèle d’un enseignant, lorsqu’il prend une
allure de harcèlement , peut faire beaucoup de dégâts s’il ne laisse pas à l’élève le temps de dépasser son émotivité
et son besoin de transitionalité.
Mais la
méthode de modification du S. au S., que le cas soit simple ou complexe, est
toujours la même. Elle comporte un travail doublement orienté, vers le passé et
vers l’avenir. Le passé signifie que tout sujet qui vit une perturbation a
besoin de se réapproprier quelque chose du sens de ce qui l’a agressé. Nous
pouvons difficilement poursuivre notre chemin si nous sommes tirés en arrière
par des problèmes non résolus qui originent le ‘refus d’oublier’, Parmi les
points essentiels pour engager dans la voie du modifiable, il faut donner toute
sa place à la co-réflexion du groupe sur ce que symbolise le père : à
quelles conditions peut-on dire d’un enseignant, d’un chef d’établissement,
voire d’un ministre, qu’il remplit suffisamment bien sa fonction de père
symbolique ?
Je renvoie, sur ce point à ce que j’ai pu
écrire ailleurs à propos de trois figures du père : le
père-missive, porteur de messages, de missives, sur la façon dont une
vie se construit, le père-cutant qui sait couper, fermement mais
transitionnellement, du monde endogamique pour aiguiller vers le monde
exogamique, le père-spective, qui représente un accompagnement
qui fait trop souvent défaut pour affronter l’aventure de la vie.
Le
modifiable, c’est également tout ce qui peut être mis en place, sur le plan
pédagogique. Le S. au S., loin de négliger cet aspect, donne toute son
importance dans la lutte contre le négatif, à la recherche de
« plate-formes de réussites ». Chaque numéro de notre revue
« Je est un Autre » comporte une partie consacrée aux apports et aux
novations pédagogiques.
Ce
dernier temps viendra plus tard, quand les participants au groupe feront , chacun
en ce qui les concerne, un retour sur
eux-mêmes pour analyser ce qui a pu évoluer dans leurs pratiques , à la suite de ces séances de S.
au S.
Comme on peut s’en rendre compte,
nous ne cherchons pas à présenter le S. au S. comme une méthode facile, qui
fonctionnerait comme une panacée. Nous ne la réduisons pas non plus à n’être
qu’un outil mineur de réparation, surtout dans les cas où le sujet est enlisé
dans un tenace « refus d’oublier ».
Nous souhaitons
ouvrir une réflexion, non pas seulement sur la valeur du S. au S., mais sur la
nécessité d’une éthique de la co-réflexion telle que la propose le S. au S. Et
cela, particulièrement à une époque qui exige que l’école change de visage et
que nous sachions créer une nouvelle solidarité avec nos enfants.
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site http://probo.free.fr
[1] : Extrait d’un article : «Le refus d’oublier» de Jacques Lévine paru en novembre 2002 dans l’ouvrage collectif : Il fait moins noir quand quelqu’un parle CRDP Bourgogne.