A quelles conditions des innovations institutionnelles peuvent-elles réussir ?

Texte de conférence communiqué par

Philippe MEIRIEU

Directeur de l’IUFM de l’Académie de Lyon

 

1. La légitimité politique : être partie prenante d’un projet pour vivre les innovations institutionnelles comme des moyens de sa réalisation…

2 – La pertinence pédagogique : réconcilier plusieurs exigences dans un même dispositif

3 – L’accompagnement institutionnel : créer un maillage efficace

4 - Et pourtant, malgré tout cela, il arrive que des innovations institutionnelles ne parviennent pas à s’imposer…

 

 

Il y a au moins trois pièges dans cette question. Le plus évident est constitué par le paradoxe de l’expression elle-même "innovations institutionnelles" ; on associe ici deux démarches : celle de l’innovation qui, en principe, part des acteurs eux-mêmes et celle de l’institution qui pilote le système à partir d’impulsions hiérarchiques… Toutefois, ce paradoxe est probablement dépassable ; il faut même faire de son dépassement un objectif nécessaire de tout fonctionnement démocratique qui doit associer, tout à la fois, un pouvoir légitime définissant des objectifs communs et l’initiative des citoyens qui ne peuvent être réduits au rang de simples exécutants.

Mais il y a aussi deux autres pièges dans la question : "A quelles conditions des innovations institutionnelles peuvent-elles réussir ?". Le premier réside dans le fait de poser la question en termes de "conditions", le second dans celui de la poser en termes de "réussite".

"A quelles conditions ?" Pourquoi cette expression est-elle un piège ? Parce que, dans toute organisation humaine, la question des conditions peut servir d’alibi pour ne jamais passer à l’action : en réalité, les conditions – toutes les conditions - ne sont jamais réunies pour agir. On n’a jamais été assez formé. On n’a jamais assez d’argent. On n’a jamais les locaux adaptés. On ne s’est jamais suffisamment concerté... Si l’on attend que toutes les conditions soient réunies, on ne fera jamais rien. Il en est ainsi des innovations institutionnelles comme de nos décisions les plus intimes : à un moment, il faut passer à l’acte, faire le pas… en dépit du fait que l’on constate que, probablement, on aurait pu réunir, en amont, plus de conditions favorables. Un jour, il faut prendre un risque : agir dans une relative incertitude et avec des conditions qui ne sont pas parfaites. Pour dire les choses autrement, l’immobilisme peut toujours se nourrir du fait qu’il y a des conditions qui ne sont pas réunies. Quelqu’un qui ne veut pas agir trouvera toujours des prétextes en expliquant qu’il manque quelque chose, que tout n’est pas encore prêt pour qu’on puisse passer à l’acte. Donc à la question "A quelles conditions ?" on doit d’abord répondre : "A condition que les gens ne passent pas leur vie à poser des conditions".

Le terme "réussir" est aussi un terme ambigu. Qu’est-ce qu’une "innovation institutionnelle réussie" ? Est-ce sa généralisation ? Est-ce le fait qu’elle disparaisse dans le paysage et devienne, en quelque sorte, la pratique commune ? Est-ce le fait qu’elle fasse mieux travailler et réussir les élèves ? Mais la réussite des élèves, comment la mesure-t-on ? N’a-t-on pas toujours tendance à comparer les résultats d’une innovation à ce qui se serait passé sans cette innovation, donc en écartant tout ce qui fait la spécificité de cette innovation, ses objectifs spécifiques ? En d’autres termes, les innovations doivent-elles être évaluées avec les mêmes critères que les "méthodes traditionnelles" ou bien avec d’autres critères qui renvoient, eux-mêmes, à d’autres finalités ? On ne peut pas éviter de se poser ces problèmes et c’est pourquoi, à travers la question de l’innovation, c’est bien celle de nos finalités éducatives qui se pose toujours en filigrane.

Au-delà de ces questions préalables qu’il faut garder à l’esprit, on peut identifier, tout d’abord, trois conditions fondamentales pour que des innovations institutionnelles réussissent : il faut qu’elles soient politiquement légitimes ; il faut qu’elles soient pédagogiquement pertinentes ; et, enfin, il faut qu’elles soient institutionnellement accompagnées.

1 - La légitimité politique : être partie prenante d’un projet pour vivre les innovations institutionnelles comme des moyens de sa réalisation…

Il faut, d’abord, qu’elles soient politiquement légitimes. Dans une démocratie comme la nôtre, c’est, bien évidemment, le cas. Les circulaires ministérielles ne sont pas le fruit des caprices d’une personne ou d’une administration. Elles émanent d’un gouvernement solidaire et responsable devant le Parlement. À ce titre, devenir fonctionnaire, c’est s’engager au sein du service public d’éducation, c’est faire vivre ce service public d’éducation selon les principes qui sont définis par les instances légitimes. Cela ne nous empêche pas d’avoir, par ailleurs, notre position personnelle en tant que syndicaliste, en tant que militant d’un parti politique, en tant qu’individu singulier, avec sa fatigue, ses inquiétudes, ses états d’âme… Mais nous avons, dès lors que les propositions qui nous sont faites ne contreviennent pas aux droits fondamentaux de la personne, un devoir de loyauté à l’égard de l’institution dans laquelle nous sommes impliqués.

Néanmoins, la légitimité politique ne garantit pas nécessairement l’efficacité d’une innovation et de nombreux exemples récents en apportent la preuve. Pourquoi ? Parce qu’il faut, pour que l’innovation entraîne l’adhésion, que la légitimité symbolique vienne redoubler la légitimité politique. Pour qu’une innovation soit acceptée, portée par les enseignants eux-mêmes, il faut qu’ils comprennent que cette innovation n’est pas une lubie de l’administration qui chercherait à compliquer l’exercice de leur métier, mais qu’elle est un outil nécessaire pour faire progresser le système dans le sens défini par la Nation.

Il m’arrive souvent de discuter avec des stagiaires qui me parlent des difficultés qu’ils rencontrent dans les classes et les établissements. Je leur dis alors, avec un peu de provocation : "On peut toujours écarter une difficulté ou refuser un problème. Les problèmes ne sont que les corollaires de nos ambitions. C’est parce que nous voulons faire réussir tous les élèves dans de bonnes conditions que nous avons des problèmes. Si nous acceptions qu’un tiers, voire la moitié des élèves, restent au bord du chemin au collège, qu’ils ne s’approprient pas les savoirs fondamentaux, nous aurions moins de problèmes !". Aujourd’hui, si nous avons des problèmes, c’est parce que nous avons des projets et le projet particulièrement ambitieux, sans doute inédit au plan historique, de faire partager à l’ensemble d’une classe d’âge un corpus de savoirs fondamentaux de haut niveau. La société à laquelle nous appartenons nous demande de faire en sorte que tous ceux qui sortent de l’école soient, à la fois, de bons citoyens et de bons professionnels. Et c’est parce que nous avons ce projet que nous avons des problèmes. L’échec ne devient un problème qu’à partir du moment où l’on veut faire réussir. C’est ainsi qu’une innovation n’est acceptée symboliquement par le corps enseignant qu’à partir du moment où les enseignants comprennent qu’il s’agit d’un outil pour faire avancer le système. Pour accepter de faire partie de la solution, il faut accepter de faire partie du problème. Et, pour faire partie du problème, il faut être partie prenante du projet. Des personnes qui n’ont pas intégré qu’il y a des problèmes, que ces problèmes sont liés à des ambitions, que ces ambitions sont portées par une société extrêmement exigeante à l’égard du système éducatif, vivront les innovations institutionnelles comme une entrave à leur liberté individuelle ou à leur confort personnel.

Pour qu’une innovation institutionnelle réussisse, il faut donc qu’elle soit politiquement légitime et qu’elle soit inscrite dans une dynamique bien précise : elle doit être conçue et perçue comme un moyen de prendre en charge collectivement les défis que la société impose à son école. Comme membre du corps enseignant, nous assumons collectivement ces défis. Évitons la schizophrénie qui consisterait, en tant que parent d’élève, à exiger beaucoup de l’école et, en tant qu’enseignant, à considérer que les parents d’élèves sont des gêneurs parce que, précisément, ils manifestent cette exigence. Soyons cohérents : nous sommes, en tant que citoyens, décideurs de ce que nous avons à mettre en œuvre. À nous de porter un projet et de le réaliser : ou bien les innovations institutionnelles s’inscrivent dans ce projet ; ou bien elles n’ont, pour le moins, aucune chance de réussite.

 

2 – La pertinence pédagogique : réconcilier plusieurs exigences dans un même dispositif

 La pertinence pédagogique n’est pas une propriété intrinsèque d’un dispositif : celui-ci peut être pertinent à un moment donné, en fonction de certaines contraintes et de certaines ressources, par rapport au contenu disciplinaire que l’on se donne pour projet d’enseigner, etc. et ne pas être pertinent dans un autre contexte. C’est pourquoi la pertinence pédagogique d’une innovation peut varier dans le temps : à certains moments, certaines innovations sont pertinentes parce qu’elles sont inscrites dans une configuration favorable. Elles deviennent ensuite obsolètes.

Ce qui fait la pertinence pédagogique d’un dispositif, c’est qu’il réconcilie et noue ensemble plusieurs exigences de manière originale à un moment donné : exigence disciplinaire d’abord, au regard de sa capacité à faciliter la transmission des savoirs (aucune innovation institutionnelle ne tient longtemps si elle ne fait pas la preuve de son efficacité en termes d’apprentissage) ; exigence institutionnelle ensuite, dans sa capacité à nous aider à gérer des situations complexes (les classes et les élèves tels qu’ils sont dans des établissements qui ont eux-mêmes des contraintes spécifiques) ; exigence sociale, enfin, dans sa capacité à être en phase avec un ensemble d’éléments et d’enjeux sociaux (comme, par exemple, la maîtrise des nouvelles technologies). Prenons l’exemple du suivi individualisé des élèves au lycée : à mes yeux, c’est une innovation institutionnelle particulièrement pertinente parce que c’est un dispositif où peuvent s’articuler la dimension didactique (c’est-à-dire le travail sur la discipline : repérer sur quoi un élève bute : sur un mot, sur une connaissance défaillante, sur une procédure qu’il ne maîtrise pas, etc.), la dimension institutionnelle (le travail en équipe nécessaire pour diagnostiquer les élèves qui ont besoin d’aide individualisée, pour inventer des remédiations, etc. Ce qui donne une fonction pédagogique essentielle au conseil de classe) et la dimension sociale (celle de ne laisser aucun élève au bord du chemin et d’éviter des redoublements inutiles ou des orientations négatives qu’il aurait été possible d’éviter). On voit bien ainsi que l’aide individualisée est au cœur de toute une série de dimensions : elle touche l’analyse didactique, mobilise l’inventivité pédagogique, met en jeu l’organisation scolaire, la notion de classe, la mutualisation des ressources dans l’équipe des enseignants… On a donc là un dispositif très intéressant mais, en même temps, difficile à mettre en œuvre parce qu’il noue toute une série d’exigences entre elles.

 

3 – L’accompagnement institutionnel : créer un maillage efficace

Dans ce domaine, il me semble qu’il y a plusieurs exigences à prendre en compte :

-         Une bonne communication, d’abord. Or il n’est pas si facile que cela de bien communiquer. Surtout dans un contexte où tout le monde est absorbé par un millier de tâches et où la multiplication des informations finit par tuer l’information.

-         Un bon pilotage : c’est-à-dire des méthodes de travail qui soient en harmonie avec le projet que l’on veut défendre. On ne peut pas imposer aux enseignants de manière infantilisante d’utiliser des méthodes censées responsabiliser leurs élèves.

-          Une implication maximale des personnes et, en particulier, une valorisation, dans le dispositif, des personnes qui ont déjà acquis des compétences dans le domaine considéré. Il n’y a pas de bonne innovation qui ne s’appuie sur les compétences acquises et partagées par ceux et celles qui ont déjà débroussaillé le terrain. Toutes les recherches montrent, à cet égard, à quel point la “ communication horizontale ” entre des praticiens est importante et efficace. Elle a le mérite d’être plus près des personnes, de s’appuyer sur une expérience commune et de pouvoir s’effectuer directement à partir des besoins du terrain… ce qui n’exclut nullement un certain degré de théorisation. De plus, marginaliser les “ anciens innovateurs ” au moment où on cherche à développer leurs innovations est particulièrement contre-productif : c’est prendre le risque de faire basculer dans l’opposition ou la résistance ceux qui devraient être des alliés privilégiés.

-          Une mobilisation de l’ensemble des différents échelons de l’école, des directions du ministère jusqu’à l’enseignant dans sa classe et même – on l’oublie trop souvent alors que c’est la clé du succès - aux parents et aux élèves eux-mêmes : si les parents et les élèves sont tenus dans l’ignorance des enjeux d’une innovation, ils la freineront inévitablement par leur scepticisme, leur inquiétude que ce soit là une perte de temps par rapport aux formes traditionnelles de l’enseignement qu’ils connaissent mieux. Rien ne peut se faire, en matière d’innovation, sans mobilisation collective, sans implication des corps d’inspection, des formateurs, des chefs d’établissements, de l’ensemble de la communauté éducative. Rien ne peut vraiment réussir si les différents conseils (conseils d’école, conseils d’administration, conseils de la vie lycéenne, etc.) ne se saisissent du problème et ne sont pas amenés à donner leur point de vue, à faire des propositions.

Au total, la responsabilité de l’institution en matière d’accompagnement me semble devoir se résumer en une formule : créer un maillage efficace. Favoriser la mutualisation des ressources, mobiliser les personnes pour qu’ensemble elles fassent preuve d’inventivité, qu’elles se donnent des moyens de faire face aux problèmes qu’elles rencontrent, qu’elles s’engagent dans des démarches constructives… afin qu’à terme elles imaginent d’autres formules qui pourront, à leur tour, devenir de nouvelles “ innovations institutionnelles ”.

 

4 - Et pourtant, malgré tout cela, il arrive que des innovations institutionnelles ne parviennent pas à s’imposer…

C’est là un fait attesté par notre expérience depuis plusieurs années : il arrive que des innovations institutionnelles soient politiquement légitimes, pédagogiquement pertinentes, plutôt bien accompagnées par l’institution et que, pourtant, elles ne parviennent pas à s’imposer. Ce fut, par exemple, le cas de la réforme des “ cycles ” au primaire, pourtant portée par la Loi d’orientation de 1989, pédagogiquement incontestable (pour permettre d’éviter des redoublements inefficaces et mettre en œuvre une véritable pédagogie différenciée) et très fortement accompagnée par l’ensemble de la hiérarchie de l’Education nationale… Aujourd’hui, les cycles sont devenus, presque partout, une simple dénomination de regroupements de classes et l’organisation en classes multi-niveau avec des groupes de besoins par discipline est loin d’être devenue la règle générale. Pourquoi ? Parce qu’il existe, à mes yeux, des éléments plus diffus mais absolument essentiels pour garantir la réussite d’une innovation institutionnelle… J’en identifie trois : d’abord, l’innovation doit être cohérente avec la représentation identitaire de l’enseignant ou alors accompagner résolument les remaniements identitaires qu’elle impose à l’enseignant. Deuxièmement, l’innovation doit permettre l’exercice quotidien du “ métier réel ” et non du métier formel ou d’un métier virtuel. Et, troisièmement, l’innovation doit susciter l’intelligence de l’institution et de ses acteurs.

- L’innovation doit être cohérente avec la représentation identitaire de l’enseignant : une grande partie des innovations qui sont proposées aujourd’hui supposent la capacité à se détacher, au moins partiellement, de la position de la magistralité classique, du “ cours magistral ” plus ou moins dialogué et ponctué d’exercices. Il s’agit de basculer du face-à-face à un côte à côte avec l’élève. Cet abandon n’est pas facile parce qu’il s’oppose à toute une série de représentations, y compris identitaires de l’enseignant, qui sont très largement encore dominantes. On pourrait multiplier les exemples. Certains stagiaires qui sont, aujourd’hui, en activité et que j’ai rencontrés la semaine dernière, me disaient qu’ils étaient profondément convaincus de la nécessité, à certains moments, d’organiser du travail individuel pour leurs élèves. Et pourtant, ils ne le faisaient pas, parce qu’ils avaient peur que si le Principal passait à côté de leur classe et qu’il ne les voyait pas en train de faire un cours devant tout le monde, il considère qu’ils sont incompétents, ou que c’est la pagaille, ou que c’est le chahut dans leur classe. Je leur ais demandé s’ils en avaient parlé avec leur Principal, parce que je suis convaincu que le Principal n’a pas cette représentation. Mais, même si le Principal ne l’a pas, elle traîne. Au fond, on garde cette idée que la qualité de notre performance magistrale détermine la qualité de l’apprentissage de nos élèves. Cette idée est tellement ancrée dans les représentations des enseignants que faire accepter des pratiques centrées sur l’élève, est vécu, par certains jeunes enseignants que je rencontre, non pas comme une façon de les inférioriser, mais comme une peur de ne pas vraiment remplir leur contrat. Ils sortent de la classe en se disant : "Et si je n’avais pas fait ce pour quoi je suis payé ? Ce pour quoi je suis payé, c’est quand même de faire un petit cours de fac." Parce que le modèle mental est que plus un enseignant est haut placé dans l’échelle, plus ce qu’il fait doit être imposé à tout le reste. Puisqu’il est prestigieux, il est mieux payé, il a moins d’élèves, etc., donc ce qu’il fait doit être meilleur que ce que font les autres. Le mini cours de fac reste dans l’imaginaire collectif la matrice générale de l’enseignement, d’une manière extrêmement large. On découvre des choses très simples. On peut faire des injonctions aux enseignants du type : "Faites du travail de groupe. Faites du suivi individualisé." Si leur représentation du métier est qu’ils sont d’abord un mini prof de fac, qu’ils justifient leur existence à travers l’efficacité d’un développement magistral qui s’impose à tous les niveaux, du CP – j’exagère – à la Terminale et au-delà, ils vont avoir le sentiment qu’il y a une espèce de rupture de contrat. D’un côté, ils ont été recrutés sur un certain type de modèle qu’ils ont intériorisé et que, d’un autre côté, on leur demande de faire autre chose qui est contradictoire avec ce modèle. C’est la raison pour laquelle je crois que l’un des chantiers importants aujourd’hui est de travailler, et je ne fais que l’esquisser, sur les remaniements identitaires. On aurait intérêt à ce que les modèles mentaux de l’enseignant se rapprochent de ceux du médecin et s’éloignent de ceux de l’avocat. On comprend bien pourquoi. Pendant tout le XIX° siècle, le modèle de l’enseignant a été celui du parlementaire, de l’avocat, du juge. De ces grands fonctionnaires d’État qui prononçaient la vérité institutionnelle du haut de leur estrade. Si l’on parle de la République des professeurs, sous le cartel des gauches, les professeurs incarnaient, en quelque sorte, cette façon de fonctionner. Chez beaucoup de nos collègues, y compris de nos collègues stagiaires à l’IUFM, on est encore dans l’idée que le bon prof se mesure à ces qualités. Je crois que l’on aurait intérêt à faire un peu bouger le curseur pour aller, par exemple, du côté des médecins, ou des ingénieurs, c’est à dire de métiers qui sont plus attentifs au suivi individualisé, qui sont dans une logique qui est moins celle de la performance individuelle que de l’acte d’accompagnement de quelqu’un que l’on contribue à se former ou à se guérir, s’il s’agit de la médecine. Vous voyez que c’est très long. Si l’on prend au sérieux la métaphore médicale – je l’utilise beaucoup, mais il faut la travailler, parce qu’elle n’est pas aussi simple que cela – on s’aperçoit que l’école, comme le disaient déjà les enfants de Barbiana en 1967, est quand même un hôpital qui garde les bien-portants et qui renvoie les malades pour augmenter ses taux de réussite. C’est quand même un endroit où, quand vous allez voir le médecin, il vous fait un diagnostic mais il vous donne rarement une ordonnance. Comme si, quand vous alliez voir votre médecin, il vous disait : “ Oui, Monsieur, vous avez du cholestérol, vous avez bien ceci ou cela. ” Point barre. Vous attendez quand même qu’il vous explique comment vous en sortir. Si vous lisez un bulletin scolaire, on vous explique que, globalement, vous avez 7,25 en Anglais mais l’ordonnance n’est pas toujours là. On est encore dans le bulletin de santé. On voit bien qu’il y aurait à travailler pour reconfigurer ces représentations du métier et aller davantage vers des représentations de métiers qui sont plus proches du modèle clinique que du modèle clérical, pour faire gros. C’est à dire du clerc qui, du haut de sa chaire, donne le sacrement à un groupe. Mais cette évolution identitaire est compliquée, pour moi comme pour tout le monde. J’ai été encore professeur de Lettres histoire en lycée professionnel, il y a trois ou quatre ans et je sais que c’est très difficile de renoncer, sur le plan des gratifications narcissiques, c’est à dire de se faire valoir devant un groupe, ce que je fais actuellement, je sais que c’est très difficile de faire le saut et d’entrer dans des dispositifs qui vous obligent à reconfigurer la façon dont vous vous gratifiez narcissiquement sur le plan personnel.

Il n’y a aucun métier qui s’exerce efficacement si l’on n’y trouve pas du plaisir. On ne réussira pas, par exemple, une innovation si l’on n’est pas capable de montrer que l’on peut aussi trouver du plaisir d’enseigner dans les nouveaux dispositifs. Cela peut paraître tout à fait banal de dire cela, mais c’est quelque chose que je plaide. Le premier point est donc celui des "reconfigurations identitaires" et, là, il y a du travail.

Le deuxième point est celui de l’exercice quotidien du métier réel. L’innovation doit le permettre. Quand je dis "quotidien"” et "réel", pour moi, cela a un sens très fort. Je pense que, dans l’enseignement, nous sommes en retard sur l’analyse du travail, par rapport à la sociologie du travail. Nous formons en grande partie nos stagiaires à un métier qui n’est pas le métier réel mais le métier formel.

L’expertise fine est ce qui fait basculer la classe à un moment ou à un autre, c’est à dire que vous sentez qu’à ce moment là la classe vous échappe ou qu’au contraire vous récupérez la classe et que vous pouvez vous en sortir et progresser avec elle. Ce sont, en général, des gestes extrêmement brefs, des propos absolument sibyllins, c’est presque un problème de réglage – au sens du réglage mécanique fin – que tous les vrais enseignants, ceux que l’on appellerait les experts, connaissent. Ces expertises fines ne sont pas assez l’objet de formation. Parce qu’elles participent à un métier réel, c’est à dire à une pratique réelle du métier qui est, me semble-t-il, assez largement peu prise en compte – et je plaide coupable – par des instituts de formation qui fonctionnent avec des représentations du métier un peu formelles. Cela aboutit à ce que le métier réel ne soit pris en compte que par les maîtres de stage, alors qu’on aurait intérêt à prendre en compte ce métier réel un peu plus souvent au sein de l’IUFM.

Quand je dis "métier réel", c’est aussi dans ses aspects inavouables. Réussir un bon cours et réussir à entraîner des élèves derrière soi a des aspects un peu inavouables. Il y a toute une part de gestion de la classe qui doit pouvoir se verbaliser, s’expliquer, se transmettre, et qui n’est pas très noble. Ce n’est pas du registre de la grande didactique scientifique, pour dire les choses en termes un peu caricaturaux. C’est du registre de petits réglages fins qui ne sont, à mon avis, pas assez pris en compte en formation.

Le métier réel, c’est aussi la capacité à s’appuyer sur des routines. Personne ne peut faire un métier 18, 21 ou 15 heures par semaine s’il n’a pas stabilisé un certain nombre de routines qui lui permettent d’être suffisamment sûr de lui pour innover.

Il faut donc travailler sur le métier réel. L’innovation ne peut pas se mettre en œuvre si elle ne s’appuie pas, d’abord, sur des choses relativement stabilisées, dont on est sûr, et qui, d’une certaine manière, peuvent être faites quasiment sans y penser, pour pouvoir dispenser de l’énergie à ce que l’on considère comme important. Je dis là des banalités mais, quand vous marchez, si vous deviez penser à mettre un pied devant l’autre, vous ne pourriez plus penser qu’à cela. Dans le métier, c’est pareil. Il faut stabiliser des routines et c’est parce que l’on est relativement sûr d’un certain nombre de routines que l’on est capable d’innover sur un certain nombre de choses. Parce que l’on a ce que les psychologues appellent notre cognitif libéré dans un certain nombre de domaines. Pour faire gros, notre cerveau est comme une bibliothèque. Il y a des rayons avec plus ou moins de place, mais elle n’est pas infinie. Vous vous en apercevez vous-même. Quand vous écouter quelqu’un et que cela vous intéresse, pour pouvoir intervenir, vous prenez des notes. Que signifie prendre des notes ? Vous libérez dans votre cerveau un espace de mémoire, en le mettant sur le papier, pour que cet espace devienne disponible à une autre activité. Vous voyez bien que si vous vouliez tout tenir en mémoire sans jamais prendre de notes, vous n’y arriveriez pas, parce que votre cerveau n’est pas infini et que vous ne pouvez pas tout prendre en compte.

L’innovation, c’est pareil. Si vous voulez faire du suivi individualisé avec les élèves, il faut que vous ayez stabilisé des routines. Je dis routine sans donner un aspect péjoratif à ce mot. C’est nécessaire.

Je pense que nous avons un vrai travail à faire pour que l’innovation soit compatible avec le métier réel, dans sa quotidienneté difficile, y compris dans des établissements où il faut faire face à des problèmes concrets, des problèmes matériels, des problèmes de reconstruction de l’espace, des problèmes de la discipline au quotidien. Si on nous fait de beaux projets d’innovation mais que cela nous pompe toute notre énergie, nous ne pourrons pas fonctionner. Il faut réfléchir à la compatibilité entre le métier réel et la place que l’on fait à l’innovation.

Troisième élément, et c’est la suite normale de ce que j’ai dit tout à l’heure, il me semble que l’innovation doit générer de l’intelligence, à la fois des acteurs et de l’institution. C’est le modèle que nous essayons de mettre en œuvre ici, celui du praticien réflexif, c’est à dire de quelqu’un qui réfléchit sur ses pratiques. L’innovation ne peut pas être une application, ou alors elle est un déni de l’intelligence des personnes et donc elle se nie elle-même. L’innovation ne peut être qu’une mobilisation de l’intelligence des personnes. A ce titre, l’intelligence des personnes et celle de l’institution sont centrales.

Je voulais caler très rapidement ces trois éléments fondamentaux que l’on pourrait qualifier de structurels. Ce sont les remaniements identitaires, la prise en compte du métier réel et l’intelligence des personnes et de l’institution. Il me semble, en effet, que nous avons peut-être un travail à faire ensemble, aujourd’hui, sur ces trois éléments, vous stagiaires, enseignants, formateurs, corps d’inspection pour faire progresser notre capacité à comprendre les problèmes des collègues.

 

Voir aussi : Diaporama L'évolution des réformes pédagogiques et l'adaptation des enseignants à ces réformes

 

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