Un nouvel art d’apprendre ?

Texte de conférence communiqué par

Philippe MEIRIEU

Professeur des universités en sciences de l'éducation - Paris V

Entretiens de la Villette

1999

Comment commencer à apprendre ?

Les leçons de l’autodidacte

Le paradigme du bricoleur

La question de la filiation

Apprendre soi-même des autres

Pour en finir avec l’école des clercs

La paix des braves

Conclusion

Débat

 

 

[Merci aux organisateurs de m'avoir confié cette tâche tout à fait impossible de faire une synthèse des travaux que vous avez menés pendant trois jours. D'autant plus que, non contents de me confier la tâche de faire une synthèse, ils m'ont affublé d'un titre – Un nouvel art d'apprendre ? – impossible, qui renforce la difficulté de l’exercice. Tâche impossible, titre impossible mais on sait, depuis Freud — c'était sans doute vrai avant — que l'éducation est un métier impossible, donc nous allons quand même tenter l'exercice.][1]

 

Comment commencer à apprendre ?

 

Mon goût de la provocation m'amène à commencer, par antithèse en quelque sorte, par ce que suggère le titre : "Un nouvel art d'apprendre ?", en rappelant — parce que cela me paraît nécessaire de le dire, même si on sait à quel point l'environnement a changé — que si apprendre est un nouvel art aujourd'hui, c'est aussi évidemment le plus vieux métier du monde.

Sans doute n’y a-t-il de l'humain que s'il y a de la transmission et de l'apprentissage. L'homme se caractérise par le fait qu'il peut apprendre et qu'il doit apprendre. L'homme vient au monde infiniment démuni. Il est plus fragile que le cheval, moins rapide que la gazelle. Il ne vole pas. Il a simplement une multiplicité de possibilités synaptiques. Ces possibilités, il doit les développer et il ne peut le faire qu'à travers l'éducation. L'homme est le seul être qui ait besoin d’être éduqué et nous n'avons pas connaissance d'un homme, d'un enfant qui ait pu devenir homme sans être passé par l'éducation, par l'apprentissage, par la transmission. Les exemples d'enfants sauvages, le plus célèbre, Victor de l'Aveyron, mais aussi tous ceux que nous avons découverts en Inde ou ailleurs, montrent que ceux et celles qui n'ont pas bénéficié d'éducation ne sont pas rentrés dans la communauté des hommes. Il nous faut donc apprendre, c'est le prix de notre liberté, parce que nous sommes libres et que nous nous caractérisons, contrairement aux animaux, par le fait que nous ne sommes qu'un ensemble de possibilités.

Il m'arrive de dire que ce qui différencie fondamentalement l'homme de l'abeille, par exemple, c'est qu'il ne porte pas son régime politique dans des chromosomes. En revanche, l'abeille, si ! Nul n'a jamais vu une abeille républicaine. L'abeille est génétiquement royaliste. Aucun homme n'est génétiquement ni royaliste ni républicain. Nous sommes une possibilité d'être et nous ne révélons cette possibilité que par l'apprentissage.

L'apprentissage, le plus vieux métier du monde, est aussi le plus difficile et le plus compliqué, parce qu'apprendre, c'est sans doute l'activité la plus paradoxale que l'on puisse imaginer. La vieille question d'Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque, est toujours d'actualité. Il dit, à propos de l'apprentissage de la cithare, un instrument de musique : "Comment apprendre à jouer de la cithare sinon en jouant de la cithare ? Et si on sait jouer de la cithare, alors pourquoi apprendre à jouer de la cithare ?" Vieille question philosophique qui apparaît un peu désuète au regard des nouvelles technologies mais qui est en réalité toujours d'actualité. Parce qu'apprendre, c'est toujours faire quelque chose qu'on ne sait pas faire pour apprendre à le faire en le faisant, alors qu'on ne sait pas le faire. Et ce n'est pas facile à faire, parce que si c'était facile à faire, on n'aurait pas besoin d'apprendre à le faire. Et pour apprendre à le faire, il faut le faire, alors qu'on ne sait pas le faire et que ce n'est pas facile à faire. Il y a là quelque chose qui est constitutif de l'apprentissage. C'est d'ailleurs vrai de toutes nos activités ; nous avons tout appris en ne sachant pas le faire et en le faisant. Nous avons ainsi appris à marcher — nous ne savions pas marcher — à parler, jusqu'aux activités les plus importantes et les plus élevées, les plus spirituelles de l'être humain, comme le fait de faire l'amour, par exemple. Personne n'attend de savoir faire l'amour pour faire l'amour, sinon la race s'éteindrait très vite. Il nous faut bien commencer à faire sans savoir faire pour apprendre à faire. Il y a un moment où nous ne savons pas. Il y a un moment où nous commençons à faire. Il y a un moment où nous passons à l'acte, où nous nous jetons à l'eau sans savoir faire.

C'est ce que rappelle Jankélévitch[2] dans son bel hommage à Bergson, quand il revient justement sur le paradoxe de la cithare et qu'il dit : "Pour apprendre, il faut commencer à apprendre. Et pour commencer, il ne faut pas seulement commencer. On n'apprend pas à commencer parce que sinon, il faudrait apprendre à apprendre à commencer. Donc, pour commencer, on n'a besoin que d'une seule chose : du courage !" Et il y a un moment où, irréductiblement, dans tout apprentissage, il y a un pas à franchir, un geste à faire dans l'inconnu. Michel Serres dirait qu'il faut quitter la berge pour aller vers un lieu, vers un espace, vers des choses que nous ne connaissons pas, qui restent mystérieuses pour nous, et vers lesquelles nous nous engageons. Pour commencer, il faut simplement commencer. On n'apprend pas à commencer. Il faut simplement du courage. Et ce courage, peut-être devons-nous nous demander comment nous pouvons l'avoir, comment nous pouvons aussi le renforcer et le communiquer.

 

Les leçons de l’autodidacte

Dans une deuxième série de remarques – j’en aurais six, car nous sommes très modélisés par l’institution scolaire – je voudrais indiquer [à quel point ces Entretiens, la lecture des comptes rendus, les contacts avec les animateurs des ateliers et des tables rondes m'ont renforcé dans l'idée qu'en matière d'apprentissage, ce qui est paradoxalement souvent le plus intéressant, ce sont les leçons de l'autodidacte. À écouter beaucoup d'interventions, je me dis que nous n'en finissons pas de réinventer Platon, et que c’est une bonne chose. Socrate, qui fait advenir la vérité dans l'autre, ne prétend pas être l'auteur de cette transformation mais dit qu'il n'est que l'accoucheur, jamais le géniteur. Accoucher les esprits, accoucher les intelligences, permettre qu'un environnement favorable fasse advenir des connaissances et de l'intelligence, c'est l’idée force de l'ensemble des travaux que vous avez menés. Au fond, cette tradition platonicienne, qui renvoie l'individu à lui-même, qui fait de l'éducateur quelqu'un qui accompagne, qui accouche, qui aide à faire advenir, est une tradition très féconde encore aujourd’hui.

L'esclave du Menon se poursuit dans l'illumination de Saint Augustin, qui se poursuit chez Rousseau, qui n'apprennent pas la science mais qui l'inventent. Qu'est-ce que le dispositif La Main à la Pâte si ce n'est la mise en application de cette formule de Rousseau : "Qu'ils n'apprennent pas la science mais qu'ils l'inventent." Nous retrouvons Guy Houet : "Toute leçon doit être une réponse sinon, elle n'est pas une leçon." Réponse à une question : nous retrouvons des travaux qui ont été faits sur l'alternance mais aussi sur l'éducation artistique, etc. , qui montrent à quel point il faut inscrire l'apprentissage dans la question, faire advenir les questions avant de proposer les réponses.

Piaget est omniprésent dans vos travaux, même si son nom n'est pas souvent prononcé ; Piaget et sa formule : "Tout apprenant est un constructeur." Construire : l'apprentissage n'est pas seulement de l'instruction. Étymologiquement, instruire signifie apposer un sceau sur de la cire. Contre l'"instruire", vous avez, tout au long de ces trois jours, dit l'importance du construire. Construire plutôt qu'instruire, non parce que l'on n'instruit pas mais parce que construire est la seule véritable manière d'instruire.

Le paradoxe est que tous ces auteurs qui, d'une certaine manière, valorisent l'autodidaxie, l'apprentissage qui vient du dedans, le sujet qui construit ses propres savoirs, ne cessent de nous donner des leçons. C'est une caractéristique assez constante et assez amusante de la pédagogie que de faire sans cesse des leçons, comme moi d’ailleurs en ce moment, pour expliquer qu'il n'en faut point faire. Et pourtant, il faut entendre la leçon du Menon, la leçon de Platon, la leçon à laquelle vous avez tous, d'une manière ou d'une autre contribué et que vous avez tous revivifiée aujourd'hui. La leçon du Menon est importante en ce qu’elle affirme qu'il nous faut à la fois transmettre, enseigner mais en même temps se déprendre à l'instant même où l'on transmet, de la responsabilité de l'apprentissage pour que l'autre puisse investir cet apprentissage et devenir lui-même dans l'acte d'apprendre ; il nous faut renvoyer l'autre à sa propre responsabilité. Au fond, si nous relisons attentivement le texte du Menon, du jeune Platon, dans lequel le petit esclave retrouve la manière de doubler le surface du carré, nous voyons que Socrate, en réalité, lui enseigne tout. Mais à cet instant même, Socrate explique qu'il ne fait rien, comme si ce déni de paternité était constitutif de la fonction de l'éducateur. À l'instant même où je fais tout, j'accepte de n'être pas pour grand chose dans ce que je fais. Et pourtant je fais tout, et je dois accepter de n'y être pour rien.

"Ne pas revendiquer la paternité comme causalité", dit Emmanuel Levinas. Car c'est à partir du moment où nous acceptons le fait que la paternité n'est pas une causalité que nous entrons dans un véritable processus de transmission. Parce que le doute, l'inquiétude, quand nous transmettons, quand nous éduquons, quand nous apprenons à quelqu'un, le sentiment qu'il s'est passé quelque chose qui est de l'ordre du miracle donnent à la paternité, à l'enseignement, cette fragilité qui le rend supportable : nous ne sommes pas dans le registre de la transmission mécanique, mais dans celui de la rencontre, de l'accompagnement et de l'humain. Nul ne peut se prétendre "enseigneur" — écrivez-le comme vous voulez —, on ne peut se prétendre que capable de permettre à l'autre de se construire ses propres connaissances. C’est la leçon sous-jacente de ces Entretiens.

Les leçons de l'autodidacte sont importantes et elles nous renvoient en permanence à cette idée qu'effectivement, c'est toujours l'autre qui apprend. Je ne peux pas apprendre à nager à la place de quelqu'un. Je peux simplement l'aider à apprendre lui-même à nager. Et ce qui est vrai pour la nage, l'est pour les mathématiques, et également pour la géographie ou la littérature. Je ne peux pas non plus attendre que quelqu’un sache nager, ou lire ou parler, pour lui permettre de nager, de lire ou de parler.

 

Le paradigme du bricoleur

 

Nous avons donc beaucoup à apprendre de l'autodidacte. Mais un autre modèle m'est apparu dominant dans ces Entretiens, c’est celui du bricolage. La question qui taraude l’enseignant en permanence est de laisser à l'autre la place qui lui convient pour qu'il construise son propre savoir. Tous les dispositifs qui ont été présentés, que ce soit dans le domaine de la muséologie ou dans n'importe quel autre domaine, que ce soit sur le mode de l'alternance ou sur d'autres modes d’enseignement professionnel, ressemblent, en matière de formation, à ce que l'on pourrait appeler "le paradigme du bricoleur".

Au sens où l’entend Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage[3], le bricoleur n'est pas l'ingénieur ; pour autant, il n'est pas rien. La différence entre l'ingénieur et le bricoleur, c'est que le bricoleur travaille avec des matériaux pré-contraints : il entasse dans sa cave un certain nombre d'objets qu'il trouve au fur et à mesure de son histoire. Le samedi, il va dans sa cave ; il trouve une vieille roue, une vieille planche, un vieux morceau de caoutchouc et avec ça, des matériaux qui préexistent à son projet, il fait quelque chose. L'ingénieur, lui, asservit les matériaux à son projet : son projet préexiste et il crée les matériaux ensuite. Ce qui m'apparaît d'une manière fondamentale dans ce que vous avez travaillé, c'est que c'est bien le modèle du bricoleur qui est le modèle dominant de l'apprentissage. Assez paradoxalement, le modèle d'un homme bricoleur est le modèle d'un homme beaucoup plus cultivé que le modèle de l'ingénieur, puisque le bricoleur recombine des éléments déjà existants. Il est beaucoup plus proche d'un homme de culture dans la mesure où il a besoin d'engranger ce qui existe déjà pour créer avec quelque chose de nouveau.

Quelques exemples rapides de grands bricoleurs : Picasso quand il va, par exemple, récupérer une selle et un guidon de vélo et qu'il nous présente un superbe taureau ; il bricole. Il apprend à faire quelque chose en combinant des éléments qui existaient déjà. Un certain nombre de grands littérateurs sont ainsi des bricoleurs. J'ai regardé d'un peu près récemment comment étaient construits les romans de Jules Verne. Michel Serres est aussi très attentif à ces romans, en particulier à un roman peu connu : Le sphinx des glaces[4]. C’est en fait une adaptation, une suite déformée, des aventures d'Arthur Gordon Pym, d'Edgar Poe[5]. On y voit que l’on apprend de quelqu'un d'autre et que l’on apprend en déformant, en recomposant, en reconstruisant. On apprend en allant chercher des choses qui existent déjà, en les mettant ensemble, en les connectant, en faisant toute une série d'opérations de déformation qui déplacent la ligne de fuite, réorganisent la structure. Là où Edgar Poe place en modèle explicatif quelque chose qui relève de la magie, Jules Verne place quelque chose qui relève de la science. Il intègre, en quelque sorte, son projet dans un projet qu'il se construit lui-même.

L'appreneur est un bricoleur, au sens où, en permanence, il va chercher un morceau de mathématiques, un morceau d'histoire, un morceau de français, un morceau du cours d'il y a quinze jours, un objet qu'il a trouvé, quelque chose qu'il a vu à la télévision, quelque chose qu'il a lu dans un livre. Et il connecte tout ça d'une manière qui est le plus souvent imprévisible, aléatoire mais qui fait que cette connexion est quelque chose d'irrémédiablement neuf, personnel et que, pourtant, ça n'est le plus souvent qu'une combinaison de choses qui existent déjà, qui, dans le passé étaient déjà présentes.

Un des plus intéressants modèles du bricoleur historique, c'est le facteur Cheval. Voilà un bricoleur de première ! Un homme qui, pour le coup, est un autodidacte complet et qui, un jour du mois d'avril 1879, trouve un morceau de caillou et décide de construire un palais fantastique. Ce palais fantastique sera, selon l'inscription qui trône encore : "l'œuvre d'un homme seul". Ce palais fantastique n'est lui-même qu'un collage tout à fait inédit qui n'aurait pas pu exister dans la multitude de cartes postales collectées minutieusement par le vieux bonhomme. Au total, ce n'est qu'une infinité de modèles hétéroclites combinés : temples hindous, chalets suisses, châteaux du Moyen Âge, tombeaux égyptiens, statuaire romaine et minarets turcs. Tout ça fait l'œuvre d'un homme seul.

Un élève, ça n'est rien d'autre : un peu de mathématiques, un peu d'histoire, une pincée de géographie, deux doigts d'éducation physique… Et tout ça, au total, fait l'œuvre d'un homme seul, c'est-à-dire d'un homme non pas en solitude, mais d'un homme qui est véritablement le seul de son espèce qui porte cette configuration d'une manière tout à fait étrange et spécifique.

Ce que montrent ces Entretiens, c'est la façon dont une personne peut s'approprier des éléments culturels hétéroclites, et se combiner, se fabriquer son palais personnel. À l'issue de ces Entretiens, le parcours de chaque participant ressemble au palais du facteur Cheval. Chacun d'entre eux a fait l'œuvre d'un homme seul. Aucune des œuvres mentales de l’un n'est la même que celle du voisin. Tous ont collé des choses empruntées à des ateliers, à des conférences. Et de cela, chacun s’est fait son histoire. Chacun est un bricoleur. En tant qu'appreneur, il a bricolé pendant ces trois jours. Et ce bricolage-là fait de lui quelqu'un d'unique et en même temps quelqu'un qui a intégré, d'une manière fondamentale, des éléments essentiels de l'extérieur.

 

La question de la filiation

 

Le bricoleur ne peut pas exister — quatrième série de remarques — sans l'existence d'une filiation. Nous savons à quel point la filiation est difficile. J'ai eu l'occasion de m'intéresser à la littérature et aux leçons pédagogiques que l'on peut en tirer, je pense particulièrement à la littérature américaine et aux œuvres de Russell Banks qui sont tout entières construites autour de cette image des parents qui n'existent pas où le héros dit : "Y a-t-il des gens qui ont vraiment un père et une mère ailleurs qu'à la télé ?". La question de la filiation est essentielle parce qu'elle concerne l'inscription dans la culture et dans l'histoire. Le paradoxe de l'éducation, c'est qu'à la fois nous devons aider chacun à être lui-même seul, et à se faire, comme dit Pestalozzi,  "œuvre  de lui-même". Mais il ne peut faire œuvre de lui-même que s'il s'inscrit dans une filiation. Comme le dit Hannah Arendt, il nous faut introduire l'enfant dans le monde ; nous avons à lui présenter le monde. "Ô, toi qui arrive, vois là le monde qui t'accueille et tente de le comprendre, de comprendre ce qu'ont fait les hommes avant toi, et nous t'y accueillons."

Accueillir l'enfant dans le monde mais aussi l’en protéger. On dit beaucoup aujourd'hui que les enfants sans père manquent d'autorité. Je n'en crois rien. Je crois que les enfants sans père subissent une autorité bien plus contraignante et infiniment plus tyrannique, celle des chefs de bandes, de clans, de gangs et de toutes sortes de groupes. Le rôle du père n'est pas d'exercer l'autorité mais de protéger l'enfant contre l'autorité de ceux qui, précisément, pourraient exercer sur lui un pouvoir dont la conséquence serait qu'il ne se ferait pas œuvre de lui-même. Alors, organiser notre travail d'organisateur de la filiation, c'est présenter, organiser le monde et, à ce titre, nous avons à assumer aussi ce qui reste de l'idéal encyclopédique du XVIIIe siècle.

On a beaucoup caricaturé l'encyclopédisme : on y a vu une espèce de volonté de dressage généralisé. L'idéal encyclopédique, c'est bien autre chose. C'est cet effort des hommes pour que le monde qui les a précédés apparaisse à ceux qui suivent autrement que comme du chaos. C'est mettre de l'ordre dans le monde qui nous a précédés. C'est organiser, là où il y a des savoirs éclatés et imbriqués, des classements qui vont s'appeler "disciplines scolaires", "champs de savoir". C’est mettre de l'ordre dans des savoirs dispersés ; organiser la transmission de savoirs qui le sont de manière aléatoire et empirique, c'est mettre, en les organisant, des savoirs à la portée de tous.

Qu'est-ce qu'un musée si ce n'est cet effort-là ? Le musée n'est un progrès que parce qu'il permet aux savoirs artistiques, aux biens culturels et artistiques d'être à la portée de tous et de ne pas rester dans le salon de quelques-uns. Là où les savoirs étaient soumis aux impératifs de la production, l'idéal encyclopédique permet de proposer des savoirs dans un temps de sursis à l'efficacité immédiate. Prendre le temps d'apprendre, c'est ce que nous proposaient déjà les encyclopédistes, et c’est ce que nous devons être capables de proposer, me semble-t-il, à ceux qui viennent au monde, en leur organisant des lieux pour cela. La Cité des sciences et de l'industrie est l’un de ces lieux où l’on présente et organise le monde, où l’on sort des choses du chaos pour qu’elles deviennent accessibles. C'est un lieu d'organisation de la filiation, au sens authentique de cette filiation, de cette inscription dans le monde, non pas parce qu'on instruit au sens du cachet de cire mais parce qu'on présente les choses de telle façon qu'elles soient saisissables, assimilables, comprises par le plus grand nombre. Ça n'est au fond rien d'autre que le projet de Comenius dans sa Grande didactique de 1657 qui reste particulièrement d'actualité.

 

Apprendre soi-même des autres

 

Cinquième série de remarques : je viens d'aborder, mine de rien, une contradiction fondamentale. Et la contradiction est au cœur de l'apprendre. Mon ami Daniel Hameline aime à dire qu'il a simultanément, la même année, entendu deux personnes, essentielles pour lui, proférer deux affirmations à la fois vraies l'une et l'autre et complètement opposées. Il a entendu Rogers lui dire : "On n’apprend bien que ce que l'on a appris soi-même." Certes, nul ne peut dire le contraire. Ricœur, dans un cours qu'il a suivi quelques jours après, lui disait : "Tout autodidacte est un imposteur", réalité que nous ne pouvons pas nier non plus. Mais l'acte d'apprendre est en effet la capacité de tenir ensemble ces deux exigences : apprendre soi-même des autres. Car apprendre soi-même — et il faut que ce soit soi-même qui apprenne — nul ne peut le faire à notre place, et apprendre soi-même des autres parce que nous ne pouvons pas recréer le monde chacun à notre tour : ce qui nous caractérise comme être humain, c'est l'héritage. Cette contradiction, qui est au cœur de l'acte d'apprendre, place souvent les pédagogues dans une situation difficile, dans des atermoiements : car il est difficile de penser à la fois que l'on n'apprend bien que tout seul et que tout autodidacte est un imposteur. C'est difficile de le penser en même temps. Alors, on caricature. Certains disent : "Il faut tout apprendre tout seul et à bas la transmission." Pour d'autres : "Il faut transmettre ; n'écoutons pas ceux qui nous expliquent que le sujet doit construire ses savoirs."

Le pédagogue est celui qui cherche la ligne d’un passage possible pour à la fois apprendre soi-même et apprendre des autres, pour apprendre soi-même des autres. Cette ligne de passage est difficile à trouver. On pourrait, si on avait le temps, repérer quelques grands moments de l'histoire des idées où cette ligne de passage a été travaillée. Il faudrait rappeler, par exemple, la maxime tout à fait surprenante de Jacotot : "Nul n'a le droit d'enseigner que ce qu'il ignore, parce que si l’on enseigne ce que l'on sait, on l'explique ; et si on l'explique, on empêche les autres de le comprendre";. Jacotot a créé des écoles dans lesquelles les enseignants n'étaient acceptés comme tels que dans la stricte mesure où ils pouvaient faire la preuve qu'ils ne connaissaient rien de ce qu'ils devaient enseigner, pour que l’on soit sûr qu'ils n’allaient pas l’expliquer. Ils étaient chargés de créer des situations dans lesquelles les gens découvraient eux-mêmes. Après les Trois Glorieuses, il fallait alphabétiser Paris, et Jacotot avait été chargé par le gouvernement de l'époque de populariser une méthode d'apprentissage de la lecture. Il avait exigé que tous les instituteurs qui devaient apprendre à lire aux enfants soient eux-mêmes des illettrés. Il disait : "Il n'est pas possible d'apprendre à lire quand on sait soi-même lire parce qu'on va expliquer aux autres comment il faut apprendre à lire, alors qu'il ne faut pas leur expliquer comment il faut apprendre à lire, il faut les mettre dans une situation où ils apprennent tout seuls." Jacotot a expliqué que la structure de l'apprentissage, c'est une intelligence qui n'obéit qu'à elle-même, alors que la volonté obéit à une autre volonté, et elle retrouve en elle-même ses propres concepts, alors qu'on se soumet à la volonté de l'autre.

Une ligne de passage possible est celle de Rousseau : c'est la ruse que le pédagogue connaît et explore en permanence. On a dit de Rousseau qu'il était partisan de la non-directivité, au sens trivial du terme et pas du tout au sens "rogerien". Quand on lit le livre second de l'Émile, on peut se convaincre facilement du contraire. "Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c'est de gouverner sans préceptes et de tout faire en ne faisant rien." disait Rousseau. Sans doute parle-t-il de l'élève : "Il ne doit faire que ce qu'il veut. Mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse. Il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu. Il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va dire."

La pédagogie est une recherche permanente de cette ligne de passage entre la transmission et l'invention ; transmettre et faire en sorte que l'autre invente ce qu'on lui transmet. Dans la fameuse leçon d'astronomie de Rousseau, le précepteur perd l'enfant dans la nature, un soir, et lui fait retrouver son chemin, alors qu'il est terriblement affolé, grâce aux étoiles ; on trouve dans cette leçon la matrice fondamentale de toutes les situations d'apprentissage qui ont été construites depuis : la situation de problème, la pédagogie de projet, la pédagogie par alternance, tout ce qu'on a pu imaginer n'est rien d'autre que la leçon d'astronomie de Rousseau déclinée sur toute une série de modèles. On perd l'enfant – on décide à sa place d'une situation – et, dans cette situation construite autoritairement, on lui fait exercer son intelligence librement pour qu’il découvre lui-même des savoirs que, pourtant, on avait décidé qu'il devait découvrir et qu'il ne peut pas savoir qu'il doit découvrir, puisque nous sommes celui qui sait ce qu'il doit savoir.

Alors, les atermoiements du pédagogue sont nombreux. Il est vrai que c'est difficile parce que la ligne de passage entre manipulation et abdication est étroite. Manipuler, c'est imposer, abdiquer, c'est laisser faire. Manipuler c'est vouloir absolument que l'autre apprenne par tous les moyens, quitte à lui brancher des électrodes, comme le préfigurent les caricatures de la science-fiction les plus terribles. Se résigner, c'est l'inverse : Après tout l'autre apprend, il est seul à apprendre, c'est pour son bien. Je ne vais pas apprendre à sa place. Et puisque c'est pour son bien et que je ne vais pas apprendre à sa place, je lui laisse faire ce qu’il veut. (Trouver cette ligne de passage n'a jamais été facile, et je me permets une facilité de style pour cacher une difficulté conceptuelle évidente, affirmer que, précisément, nous sommes toujours dans l'insoutenable légèreté de l'apprentissage) Apprendre soi-même des autres, être capable de ne pas imposer tout en proposant, d'organiser des situations tout en permettant l'émergence de la liberté, de créer des conditions qui favorisent, sans pour autant se mettre à la place de l'autre pour apprendre, parce que, comme dit très justement Lacan : " Si je me mets à la place de l'autre, l'autre, où se mettra-t-il ?"

 

Pour en finir avec l’école des clercs

 

L'insoutenable légèreté de l'apprentissage, c'est l'acceptation qu'enseigner, former, ne s'inscrit pas dans un désir de maîtrise de l'autre. C'est l'acceptation, comme le dit Francis Imbert[6], que la formation soit de l'ordre de la praxis et non de la poiesis, pour reprendre les catégories aristotéliciennes. La poiesis, c'est ce qui se passe quand un artisan fabrique un pot. On peut dire que l'existence du pot, mentalement, sous sa forme achevée, préexiste, au moins partiellement, à l'acte de le fabriquer. La praxis, c'est quand l'existence du résultat ne préexiste pas à l'acte qui le fait exister. Et l'éducation est de l'ordre de la praxis, parce que l'existence du résultat ne préexiste pas à l'acte qui le fait exister. Nous ne savons pas ce que seront nos enfants ; ce n'est pas pour autant que nous devons renoncer à les éduquer. Nous ne savons pas ce qu'ils retiendront du cours ; ce n'est pas pour autant que nous devons renoncer à enseigner. Nous ne savons pas ce qu'ils retiendront de la visite du musée ; ce n'est pas pour autant que nous devons renoncer à l'organiser. Accepter de ne pas être tout-puissant, refuser d'être dans cette logique de la toute-puissance pour accepter l'insoutenable légèreté de l'apprentissage, c'est une nécessité.

Il y a des gens qui n'aiment pas, mais vraiment pas du tout, qu'on ne puisse pas décréter l'apprentissage. Et nous assistons à la résurgence récurrente, depuis des centaines d'années, d'un discours selon lequel il suffit de décréter l'élève, selon lequel ce sont les autres qui doivent apprendre, selon lequel les différences entre les personne n'existent pas et que tout le monde va d'entrée de jeu accéder à la culture, et selon lequel le décret lui-même produit son propre effet. Les clercs sont très forts pour décréter les choses parce qu'ils n'ont jamais fait bon ménage avec le demos, c'est-à-dire avec le peuple qui raisonne. Les clercs sont ceux qui engraissent le  laïcos. Le laïcos, c'est la foule brute que seuls les clercs se donnent le droit d'éclairer et de conduire où ils ont décidé qu'il fallait la conduire.

Alors, la colère des clercs revient régulièrement. Elle est revenue cette rentrée comme toutes les rentrées précédentes. Les clercs prêchent le savoir, la culture, l'instruction et cultivent l'allergie pour tous ceux qui sont attentifs à ce qui est de l'ordre de la construction, de l'émergence du sujet, de la liberté d'apprendre. Mais les clercs relèvent ainsi du monde de Kafka, au sens où le définit remarquablement Milan Kundera quand il explique que le monde kafkaïen est celui où les étiquettes se substituent aux personnes. Selon Kundera, le dossier, chez Kafka, représente, comme dans l’idée platonicienne, la vraie réalité, tandis que l’existence de l’homme concret n’est qu’une illusion. Chez les clercs, c’est la même chose. L’étiquette ou le dossier se substituent à la personne. Il y a là négation de la personne concrète, dans son histoire, dans sa découverte, dans son cheminement personnel, dans ce qu’elle a d’original, dans ce en quoi elle se construit son originalité.

Le pédagogue doit en permanence résister, et moi le premier, à la tentation du clerc qui est d’évangéliser les foules, comme on peut penser que je tente de le faire ici. Le clerc est celui qui croit que sa parole provoque, par miracle, l’apprentissage chez l’autre. Nous sommes tous tentés d’imaginer que notre parole produit l’apprentissage comme par miracle, que c’est le cachet de cire sur le cerveau de l’autre qui appose son empreinte. Ce serait tellement plus pratique ! C’est Albert Thierry, sous la IIIe République dans L’homme en proie aux enfants, un instituteur extraordinaire, dreyfusard, anarchiste qui tombera d’ailleurs dans les tranchées de Verdun, qui, dans son journal explique comment il se met à faire des cours, parce qu’il y a des choses qui lui tiennent à cœur. Et de temps en temps, devant ces classes qui étaient très hétérogènes de la banlieue de Paris, à Melun, qui rassemblaient des enfants pour l'essentiel issus de villages très agricoles. De temps en temps, il se dit, je cite : "Mais à qui donc je parle ? Ce n’est pas à eux que je parle. C’est à peine si je les questionne. Nul sourire aux yeux, nulle excitation aux langues. Je ne m’adresse ni à toi, Marcel, ni à toi, Léopold ni à Léon ni à Henri. Je m’adresse à un être abstrait, un être de raison ou de déraison, un fantôme imaginé subtil et savant, à la classe en tant qu’individualité, à la foule"… Le clerc est celui qui prêche la foule et qui oublie qu’il y a en face de lui des personnes singulières, des Facteur Cheval qui se construisent chacun un palais personnel irréductiblement différent de celui du voisin, en collant, en bricolant, qui chacun redonnent du sens en permanence, en fonction des projets qu’il forme.

Alors, nous sommes toujours dans une école du clerc. On nous dit qu’il faut passer à l’ère de l’informatique. Je ne suis pas absolument certain, pour ma part, que l’on ait intégré Gutenberg dans l’Éducation nationale. Combien de cours oraux ne sont que de pâles et médiocres redites de manuels. Comment se fait-il qu’un nombre considérable d’informations qui pourraient être transmises par écrit de manière beaucoup plus individualisée, plus personnalisée, continuent à faire l’objet de prêches collectifs qui, parfois, en tout cas dans un certain nombre de situations sociales difficiles, ne font que stimuler la violence de ceux qui les refusent.

Notre école, non seulement reste une école de clercs, mais elle reste une école de clercs catholiques. Étant cévenol, je me souviens pour ma part avoir visité, quand j’étais petit, les maisons des protestants et vu les cachettes dans lesquelles ils mettaient la Bible. Les catholiques n’avaient pas le droit de lire la Bible, on n’avait pas le droit d’accéder directement au texte. Seul le clerc pouvait choisir, lire et commenter le texte. Celui qui lisait la Bible lui-même était considéré comme un hérétique. Nous sommes toujours dans une église de clercs catholiques, c’est-à-dire de gens où seul le clerc choisit le texte, le lit, l’interprète et donne sa version comme la seule bonne.

On pourrait parler de l’usage scandaleux des manuels scolaires. Comment se fait-il qu’il existe encore quelques classes — très peu, fort heureusement — où tous les élèves ont le même manuel dans la même discipline ? Alors qu’il serait tellement plus simple que ces quelques classes acceptent, comme l’immense majorité, d’acheter les vingt manuels qui existent sur le marché et de les comparer. Ce sera tellement plus efficace que de se soumettre à la parole d’un seul manuel.

Nous sommes toujours dans une école de clercs mais ce qui m’est apparu dans ces Entretiens, c’est l’effort permanent — à ce titre, un nouvel art d’apprendre — pour décléricaliser l’apprentissage. Sortir l’apprentissage de la mythologie religieuse de la parole en chaire et permettre qu’il se fasse dans des situations construites, avec les gens, au service des gens, dans le contact avec les objets, avec les choses, dans la construction de projets individuels et collectifs.

Mon sentiment est que ces clercs en colère qui trépignent en permanence parce que les autres résistent à l’influence de leur propre parole, ne font qu’aggraver la violence des "barbares" - j’utilise ce mot en référence historique à la façon dont les Romains eux-mêmes l’employaient. Les barbares sont ceux qui ne peuvent pas, qui ne peuvent plus aujourd’hui entendre la parole des clercs, la parole magique de ceux qui détiendraient la vérité et qui voudraient l’imposer sans passer par le cheminement de celui qui apprend. Le choc des cultures auquel nous assistons aujourd’hui — dans un certain nombre de banlieues mais aussi dans nos centres-villes — me paraît directement proportionnel à la force du maintien de l’attitude cléricale, de l’imposition cléricale du savoir et au refus d’entrer dans une attitude de rencontre. Cette violence des barbares que nous voyons monter me paraît préoccupante aujourd’hui. Ceux qui renforcent l’attitude dogmatique par rapport à cette violence me paraissent porter en puissance le danger de totalitarisme qui, me semble-t-il, nous menace.

 

La paix des braves

 

Il ne me reste qu'un seul chapitre. Je devais parler de beaucoup de choses dont je n'ai pas parlé. On m'avait demandé, en particulier, d'insister sur les problèmes d'évaluation, du transfert, etc. J'avais donc imaginé un dixième chapitre que j'avais intitulé "la déception des organisateurs". Puis, je me suis dit que ce dixième chapitre était finalement bienvenu, parce que les organisateurs, les "enseigneurs" sont toujours déçus, sauf à accepter que l'essentiel est toujours imprévu et que ce qui se passe n'est jamais complètement programmable. J'avais l'hypothèse entre un chapitre sur la déception des organisateurs mais comme je pouvais l'avoir en tête-à-tête avec eux à la sortie, j'ai préféré vous proposer un autre chapitre : "la paix des braves".

Mais on peut peut-être espérer trouver là une autre manière de traiter la question centrale de l'apprentissage ainsi que la question du transfert qui est apparue à une ou deux reprises au cours de ces Entretiens. C'est en tout cas peut-être, pour moi, une manière de me demander : qu'y a-t-il au cœur de l'apprendre quand ça marche ? J'aurai tendance à dire : l'apprendre marche quand on déclare la paix. Déclarer la paix, comme le dit Emmanuel Levinas, ce n'est pas renoncer à nos valeurs mais c'est placer la paix comme valeur elle-même, voire comme valeur des valeurs. Et si j'ai intitulé ce dernier chapitre, sur le mode de l’humour, "la paix des braves", c'est pour signifier que ce n'est pas la paix des faibles, la paix du renoncement, ni la paix qui scellerait "la défaite de la pensée". C'est la paix des chevaliers de la Table ronde, de ceux qui acceptent de poser les lances pour parler. Comme le dit Francis Imbert, c'est là la matrice fondatrice de notre société : poser les lances, poser les armes, déposer les armes, déposer le javelot qui, en grec, se dit bolidos — le bolide.

Francis Imbert parle de ces enfants bolides, enfants bolidos, qui partent au quart de tour, qui ne tiennent pas en place. J'écoutais, il y a quelques jours encore, un groupe de rap du Nord de la France qui chante avec une violence inouïe une chanson, au titre très long, qui proclame qu'ils n'accepteront jamais, sous aucun prétexte, même si le cours est le plus intéressant qui soit, qu'un enseignant les empêche d'aller boire quand ils ont soif. On trouve là l'expression de refus catégorique de surseoir à l'immédiateté du désir. Et comme le dit Francis Imbert[7], les enfants bolidos, les enfants javelots qui jettent leur gomme sans réfléchir, qui se lèvent pour aller boire, qui n'écoutent rien, qui crient, qui s'injurient, qui jettent à la tête du maître leur incompréhension ou leur révolte sont des enfants bolides parce qu'ils n'ont pas accédé au sin bolidos, au sans javelot, au symbolique. La paix des braves est celle où l'on accepte d'entrer ensemble dans le symbolique. Et le symbolique, ici, au sens propre, c'est la capacité à se donner un objet commun sur lequel on travaille.

Il n'y a de paix possible et d'apprentissage possible dans une paix sociale possible, que si l'on se donne des objets à construire en commun. Combien d'enfants aujourd'hui, d'adultes, ont-ils besoin de reconstruire sans cesse la matrice de toute communication, c'est-à-dire le rapport sujet-prédicat ? De quoi je parle et qu'est-ce que j'en dis ? Je parle de la Terre et je dis qu'elle tourne autour du Soleil. Si je ne sais pas de quoi je parle, nous ne pouvons discuter de ce que nous en disons. S'il n'y a pas d'objet commun sur lequel nous nous mettons d'accord comme étant en relation d'extériorité par rapport à nous, nous ne pouvons pas entrer en communication les uns avec les autres. De quoi je parle ? Je parle de cette feuille. Et si nous voulons discuter de la couleur de cette feuille, et si nous voulons en discuter autrement que sur le registre du conflit de volonté et de la loi du plus fort, il faut que nous sachions que c'est de cette feuille que je parle et que c'est de ce sujet-là que nous nous entretenons ; et que c'est sur ce sujet-là que nous débattons et que nous confrontons des opinions, des idées, des points de vue, des arguments…

Le problème de l'apprentissage pour tout un tas de ces jeunes aujourd'hui, c'est qu'ils n'ont pas d'objet, qu'ils sont en permanence dans un imaginaire personnel vorace qui les empêche de se donner des objets extérieurs à eux-mêmes sur lesquels ils puissent entrer en communication avec les autres. L'objet qui existe dans le musée, l'objet qui existe dans la classe, l'objet qui existe dans la bibliothèque, l'objet scientifique, l'objet artistique, l'objet culturel c'est l'objet qui sépare les subjectivités et qui leur permet de se parler entre elles. De quoi parlons-nous ? Qu'est-ce que nous en disons ? C'est parce que nous sommes capables de mettre en circulation des objets d'une manière intelligente, qui n'est pas du gavage mais qui est bien cet effort permanent pour créer des environnements porteurs, que nous permettrons aux enfants, aux adolescents, aux adultes de parler ensemble de quelque chose qu'ils investissent ensemble, comme étant à la fois extérieur à eux et objet de leur propre jugement.

Un des problèmes majeurs de ces enfants que je rencontre presque au quotidien, c'est qu'ils ne séparent pas l'objectalité — pour ne pas employer le terme d'objectivité — du jugement, de cette espèce de vie très lourde, très personnelle, très difficile qui, souvent, leur colle à la peau et leur interdit de parler de quelque chose avec quelqu'un d'autre. Ainsi, cette maîtresse en CE1 qui pose une soustraction à cette petite élève : "Ton papa a acheté une voiture 70 000 francs. Il la revend 50 000 francs. Combien a-t-il perdu ?" Et la petite fille répond : "Nous, on a pas 70 000 francs. Et puis, si on avait 70 000 francs, on achèterait une voiture mais on la revendrait certainement pas 50 000. Puis, de toute façon, je ferai pas le problème, parce que moi, j'ai pas de papa." Cela peut paraître une attitude extrême, douloureuse, tragique. C'est effectivement, sous cette forme-là, une attitude extrême, douloureuse et tragique. Mais sous la forme du triomphe de ce que Piaget appelle "l'égocentrisme enfantin" ; l’incapacité de dire : nous travaillons sur autre chose que sur nous-mêmes, nous travaillons sur un objet qui est extérieur à nous, c'est une attitude quotidienne que nous rencontrons partout. En fait, on ne lui parle pas de son père ni de voiture, on lui demande de construire un mécanisme opératoire. Mais cette petite fille n'y parvient pas parce que sa vie personnelle, son histoire, tout ce qu'elle porte avec elle l'empêchent d'accéder à l'objectalité de ce qu'on lui propose et font qu'elle projette toujours le dedans sur l'extérieur. Elle envahit l'extérieur de son dedans. Et la même petite fille va dire, parce que la maîtresse ne l'aura pas regardée suffisamment : "Elle est fâchée avec moi aujourd'hui." Alors que la maîtresse, simplement, n'aura pas eu le temps de la regarder de la même manière que les autres. La même petite fille va, en permanence, réinterpréter sur le mode de sa subjectivité, imaginaire vorace, la totalité de ce qu'on lui donnera. Et alors l'apprentissage devient impossible. On n'apprend que si on pose l'objet en extériorité par rapport à soi.

 

Conclusion

 

Si j'avais à conclure — ce n'est évidemment pas une conclusion mais une perspective — je dirais que, bien sûr, tous les objets ne se valent pas. Il en est qui rassemblent les hommes ; il en est où les hommes se reconnaissent ensemble, se découvrent fils et filles des mêmes questions fondatrices dans cette anthropologique dont parlait Michel Develay ce matin, des objets de toute sorte : des objets de la cité, de la classe, de la bibliothèque, du laboratoire, de l'atelier, du musée… Des objets qui interpellent l'intelligence des hommes. Des objets qui ne font pas la loi car la loi est toujours faite par l'homme, mais des objets qui font loi, c'est-à-dire qui arbitrent entre les hommes. L'objet arbitre. Dans le musée, dans La Main à la Pâte, dans l'étude d'un texte littéraire, si nous ne voulons pas nous précipiter les uns sur les autres dans une espèce de chaos qui interdit toute communication, il faut que nous fassions cette effort qui fait que l'objet arbitre entre nous, entre nos subjectivités et qu'il ne nous empêche pas de les construire mais qu'il nous aide et qu'il nous permette de les construire. Des objets qui font loi, des objets qui arbitrent, des objets, employons un gros mot : "quelque part dans l'universel", pour plagier Vladimir Jankélévitch qui disait : "quelque part dans l'inachevé". Un universel qui est présent et qui a été présent tout au long de ces Entretiens.

Que cherchons-nous si ce n'est ébaucher quelques universaux, un universel peut-être, mais un universel assigné à la modestie et à la pudeur. Un universel qui sache rompre avec l'impatience exhortative des clercs, appuyée ou non par les baïonnettes des colonisateurs ; qui sache rompre aussi avec les lois terribles des marchés de la culture unique. Un universel qui sache rompre également avec les lobbies médiatiques, y compris ceux qui dénoncent le marché pour mieux y vendre leur propre hégémonie. Un universel qui ne soit pas arrogant, qui ne s'impose pas mais qui s'expose à l'adhésion raisonnable des hommes.

S’exposer… Vous vous êtes exposés, il y a eu des exposés qui se sont exposés à votre intelligence, à votre adhésion, à vos projets individuels. Vous avez construit par là des savoirs qui ne préexistaient pas tous à ces rencontres de la Villette auxquelles vous avez participé. Vous avez donc construit, quelque part dans l’universel, et, bien sûr, – et c’est la même chose – quelque part dans l’inachevé.

 

●●●

 

Débat

 

• Question 1

On voit bien que vous êtes toujours en très bonne compagnie parce que, lors de votre intervention, vous citez toujours des philosophes, des psychologues, des anthropologues. M. Meirieu, est-ce que vous êtes un bricoleur ?

Ph. M. :

Évidemment, que je suis un bricoleur et que nous sommes tous des bricoleurs. Le pédagogue est un bricoleur. C'est quelqu'un qui essaie de construire avec des bouts qu'il récupère ici ou là. Mais je crois que le fait de se savoir bricoleur est nécessaire. C'est même de l'ordre de la santé psychologique. On ne peut être que bricoleur ou Hegel. J'ai choisi de ne pas être Hegel. Je pense que c'est plus sain, psychologiquement parlant.

 

• Question 2

Vous avez posé à plusieurs reprises le terme de "clerc". il n'y a pas si longtemps que cela, vous avez fait un article dans le Monde intitulé "Réponse à ces républicains". Je voudrais savoir quelles sont les pistes de réconciliation – vous avez parlé de la paix des braves — entre ces républicains et ces pédagogues qui s'opposent à ces républicains. Quels sont les chemins de la réconciliation parce qu'il semble — je vais employer un mot dur — de haine entre deux camps qui se détestent, me semble-t-il. Le dernier colloque du Mouvement des citoyens était relativement révélateur de cette révolte contre les pédagogistes. Alors, qu'est-ce que vous proposez comme cheminement pour se reparler ?

Ph. M. :

Je suis sans doute extrêmement mal placé pour répondre à votre question puisque je suis un des objets de cette haine, un des mauvais objets de la querelle. Je crois que la première chose qui me paraîtrait nécessaire, c'est que, faute de se parler, on commence par se lire. Or, je crois que beaucoup de ceux qui attaquent le pédagogisme ou la pédagogie n'ont pas lu l'essentiel des travaux pédagogiques. Ils ne connaissent pas la culture et la tradition pédagogique. Quelques exemples : quand, dans un ouvrage qui s'appelle L'école désœuvrée[8]qui par ailleurs n'est pas complètement sot, on expédie Freinet en dix pages, en disant que c'est un ultra-libéral et qu'en réalité, ses méthodes actives sont une manière de préparer l'enfant à l'entreprise capitaliste, cela me semble participer, 1° d'une méconnaissance grave de Freinet et 2° d'une méconnaissance grave des travaux sur Freinet qui ont été menés et qui, depuis déjà plus de cinquante ans, ont alerté sur ces questions. Il faudrait qu'on commence par lire, par regarder ce qui se passe et je crois que, déjà, on dégonflerait un certain nombre de baudruches.

Je pourrais donner rapidement d'autres exemples…

… Ah, oui ! Il y a ceux qui ne savent pas lire.

On pourrait ensuite tenter de faire un petit bout de chemin l'un vers l'autre, les uns vers les autres. J'ai tendance à penser — je vais le dire avec simplicité, cela m'a beaucoup été reproché personnellement — que les pédagogues doivent être capables de dire quand ils se sont trompés. Je l'ai dit, pour ma part, à plusieurs reprises. Plusieurs de mes collègues m'ont très durement épinglé, disant qu'avouer qu'on s'est trompé, c'est avouer sa faiblesse et laisser entendre qu'on se trompe encore ; c'est donc donner l'avantage à l'adversaire. Je ne le crois pas. Je crois que c'est vrai que la pensée pédagogique ne s'est pas toujours stabilisée, qu'elle a oscillé parfois entre des tentations contradictoires. C'est vrai qu'à certains moments dans l'histoire, pour des raisons évidemment explicables, nous nous sommes emballés. Nous nous sommes emballés pour la "pensée par objectifs", la "pédagogie de la  maîtrise", sans doute sans voir suffisamment en quoi elle était porteuse de dérives technocratiques. Nous nous sommes emballés pour l'approche fonctionnelle de la lecture sans voir suffisamment à quel point la lecture relevait aussi d'une approche symbolique. Nous nous sommes emballés probablement parce que nous étions confrontés à des problèmes concrets de terrain et que, maintenant, nous percevons avec le recul que nous avons sans doute été un peu loin dans des directions. Je suis prêt à accepter de discuter de ces erreurs-là, à condition que nos collègues en face — en face, si j'ose dire ; j'aimerais mieux qu'ils soient à côté — soient capables de dire, eux aussi, l'universel abstrait de la IIIe République, de l'école de Jules Ferry qui est tant monté au pinacle, c'est aussi l'universel qui faisait chanter par les enfants les chansons de Déroulède dans les écoles ; c'est aussi la revanche, la colonisation, la maintien de l'ordre établi, le maintien d'une école de classes, payante dans l'enseignement public, telle que Jules Ferry l'avait construite. Je souhaiterais que, de chaque côté, on réfléchisse à ses erreurs éventuelles, à sa propre histoire et qu'on puisse, à partir de là, faire des pas les uns vers les autres.

Troisième élément : je pense qu'il y a un terrain possible commun de travail avec les braves, les hommes de bonne volonté, comme on disait. C'est autour du thème de la culture. Je crois qu'aussi bien en pédagogie qu'en philosophie, aussi bien dans ce que vous avez appelé le camp des républicains que dans celui des pédagogues, nous sommes conscients aujourd'hui de l'extraordinaire difficulté de notre monde à construire une culture qui soit à la fois respectueuse des communautés et des différences mais aussi lieu du commun, bien commun de l'ensemble des individus et des groupes. Les philosophes ont longtemps été sur le registre du commun, sans une attention suffisante aux différences. Il est possible que les pédagogues aient été longtemps sur une attention trop forte aux différences sans une réflexion suffisante sur ce qui nous relie et qui nous permet d'être en commun quelque part dans le bien commun. Je crois que nous pouvons aujourd'hui, si nous le voulons, travailler d'une manière plus équilibrée, en étant attentif au fait que nous n'éradiquerons pas les différences par la force, par la violence — ça n'est pas souhaitable, d'ailleurs — mais que nous ne pouvons pas non plus entériner, organiser, laisser s'éclater le tissu social en une multitudes d'éléments disparates et qu'il nous faut trouver des lieux du commun, des lieux communs qui soient des objets culturels sur lesquels il y ait, en dépit de différences, une communication possible entre les hommes. Je crois qu'au fond, la vieille opposition républicains-pédagogue est une manière de redécliner l'opposition républicains-démocrates. La république et la démocratie sont deux utopies nécessaires et complémentaires. La république, on le sait, est une utopie qui met en avant le bien commun — res publica, la chose commune. La démocratie est une utopie qui met en avant l'expression individuelle des raisons individuelles et la construction collective du bien commun. La république insiste sur le résultat, la démocratie sur le processus. Ce ne sont pas des utopies contradictoires. Ce sont, pour ce qui me concerne en tout cas, des utopies complémentaires. Nous avons besoin de construire une république qui soit un espace du commun. Mais nous avons besoin de le construire et non pas de l'imposer. Et le construire, ça veut dire respecter les cheminements et les processus. Cela veut dire passer par ce que Jurgen Habermas appelle aujourd'hui, dans ses derniers travaux, la patriotisme constitutionnel. Je suis, pour ma part, convaincu que ce qui doit fonder ce qu'on appelle la formation à la citoyenneté — il y avait un atelier là-dessus —, c'est le patriotisme constitutionnel. C'est étrange comme expression, difficile. Ça me paraît être la seule voie. Patriotisme, parce qu'il faut du patriotisme, parce qu'il ne faut pas avoir honte de dire qu'il n'y a pas de collectivité humaine sans adhésion des individus à quelque chose qu'ils se donnent en commun. Ce qu'Habermas propose quand il parle de patriotisme constitutionnel, c'est un patriotisme vide. C'est un patriotisme au sens kantien du terme. C'est un patriotisme des conditions de possibilité de la socialité la elle-même. C'est un patriotisme de l'adhésion à ce qui rend possible le social.  Et qui fait qu'au fond, on se réconcilie autour de ce qui rend possible l'expression même de la collectivité. C'est ça, le patriotisme constitutionnel. C'est très difficile, parce que je ne veux pas rentrer ici dans un exposé long et détaillé sur la pensée d'Habermas ; en plus, elle est contradictoire, polymorphe, etc. Mais je suis sensible à son appel, à ce qu'il appelle le "patriotisme constitutionnel", parce que je crois qu'il n'y a pas de collectivité sans adhésion. Il n'y a pas de collectivité purement rationnelle, par juxtaposition d'individus. Il faut une adhésion, quelque chose qui relève de cette unité nationale que Le Peletier de Saint-Fargeau ou Rabaud Saint-Étienne avaient appelée de leurs vœux au moment même où Condorcet construisait son premier projet sur l'instruction publique. Il faut cette unité-là. Mais il faut qu'au sein de cette unité… "Je crois que c'est le défi de la modernité", dit Habermas, et il a, à mon avis, raison. Il faut que cette unité soit portée non pas par le sentiment de la supériorité d'un clan sur les autres — ce qui était la forme traditionnelle du patriotisme — mais que le patriotisme soit habité par la conviction que ce sont les conditions de vie collective qui sont le contenu du patriotisme. Autour ce ça, nous pourrions essayer, me semble-t-il, avec les collègues qui bataillent contre le pédagogisme, de trouver des terrains d'entente.

J'ajoute enfin — et ça n'est qu'un appendice qu'à mon sens, il faut laisser en appendice — que ce débat est très largement biaisé parce que les médias mais aussi l'histoire politique font que les positions des uns et des autres sont plus des positions stratégiques que des positions intellectuelles, ou, en tout cas, que les positions intellectuelles ne sont pas assez identifiées comme telles et qu'elles sont le plus souvent ramenées à des positions stratégiques dans le combat politicien. Là où on stigmatise les oppositions, on ferait bien de crever l'abcès. Si ce qu'on reproche aux pédagogues, c'est d'avoir contribué à mettre en place l'aide individualisée en seconde, qu'on nous le dise et qu'on en discute. Mais qu'on ne mélange pas tout. L'aide individualisés en seconde ne sape pas les fondements de la République. C'est trop facile de dire : "Ils sapent les fondements de la République." Discutons sur la République et discutons sur des problèmes concrets, comment on va faire par rapport à un certain nombre d'élèves en difficulté, pour faire en sorte que ce ne soit pas toujours les mêmes qui bénéficient d'une logistique familiale et donc de conditions favorables à leur réussite. La question est très difficile. Je suis conscient de n'y avoir répondu que d'une manière très lapidaire. Je voudrais dire quand même que, parmi les collègues que vous avez évoqués, un certain nombre d'entre eux ont témoigné et témoignent, dans le camps de ceux que vous avez appelés les républicains, d'un véritable effort de lecture, d'ouverture. Malheureusement, ce ne sont pas ceux-là qui font la une des journaux.

 

Question 3 : André de Péretti

Tu as parlé fort justement  de cléricalisme. Je pense également à ce qu'évoquait Julien Benda avec La trahison des clercs[9]. Et ce qu'il y a dans le cléricalisme, d'une manière plus générale, c'est l'aspect catégorique. Et justement, tu as montré qu'il y a eu toujours quelque risque à définir une méthode pédagogique d'une façon radicalisée, alors qu'il y a nécessité d'une variété de méthodes, de souplesse de méthode, et non pas d'unicité réductrice et totalitaire. À cet égard, je crois que je te fais un petit reproche sur le bricolage. D'abord, moi, je ne suis pas bricoleur. Ma femme est bricoleuse. Mais ceci est trop latéral. Ce qui est important, je pense, précisément, c'est que ce qui est requis de cette capacité, de cette compétence à construire des situations problème, à permettre à des jeunes de se construire à partir de ces objets construits, c'est justement autre chose que l'inventivité. L'innovation créatrice qui peut participer à un certain bricolage mais qui doit se fonder sur une ingénierie professionnelle. L'une des difficultés qui fait que, finalement, sont repris constamment des errements anciens au niveau des méthodes, c'est qu'il n'y a pas cette disposition suffisamment variée, suffisamment exercée qui permet à chacun de pouvoir travailler sur une clavier multiple. Et surtout ce qui implique qu'entre enseignants, entre collègues et entre formateurs, il y ait pu avoir approfondissement de cet objet, de ces objets communs, de ces claviers multiples communs à partir desquels chacun jouera une improvisation peut-être, mais improvisation après exercice d'ingénierie bien tempéré.

Ph. M. :

André de Péretti a raison de rappeler que j'ai peut-être tendance à totémiser le bricolage. J'ai utilisé le terme de bricolage. Dire que tout apprentissage est un bricolage, ça veut dire que tout apprentissage consiste à prendre des morceaux, des bouts, à les recoller comme vous l'avez fait tout au long de ces Entretiens pendant ces trois jours. Et accepter l'idée que l'apprentissage est un bricolage, c'est effectivement accepter la défaite du clerc, c'est-à-dire accepter que nous n'avons pas pouvoir à légiférer dans l'esprit d'autrui, que c'est autrui qui emprunte, organise, systématise, transfère, redécoupe les choses et se les réapproprie d'une manière unique et absolument individuelle. Là où je suis, pour ma part, un tout petit peu réticent, c'est sur le terme d'ingénierie. Pour ma part, je ne l'ai jamais utilisé parce que je pense — j'ai peut-être tort — qu'il peut laisser imaginer qu'en matière éducative, en matière pédagogique en particulier, la maîtrise des dispositifs et des outils garantit leur réussite. Or, je crois que ce n'est pas le cas. Je crois que l'éducation est aussi un espace — et André de Péretti le sait mieux que moi — où des rencontres s'opèrent et que c'est un espace où la maîtrise technique ne garantit pas l'efficacité pédagogique. Je crains que le terme d'ingénierie nous laisse ou donne à penser le contraire. Je crois que si on développe l'ingénierie au sens de la variété didactique dont parle André de Péretti, il faut simultanément développer quelque chose d'absolument essentiel que j'appellerai le jugement de l'éducateur. Il ne suffit pas de disposer d'une multitude d'outils. Il s'agit de savoir comment les utiliser en fonction des personnes, des situations. On est dans un registre qui est celui du discernement éducatif. Et le discernement éducatif est quelque chose de lent à construire qui n'est pas réductible à la maîtrise des outils. J'ai fait l'hypothèse dans mon dernier ouvrage que notre collègue me faisait l'honneur de citer, que la pratique de la littérature pouvait contribuer à la formation du discernement éducatif. Il y a d'autres manières : l'étude de cas, les groupes [?] d'enseignants, etc., qui contribuent à la pratique du discernement éducatif. Mais je pense qu'il faut du discernement. Les meilleurs outils sans discernement, sans anticipation, sans capacité de comprendre ce qui bloque, ce qui gêne peuvent produire des situations extrêmement graves. Je vais vous donner un exemple tout simple. Dans son livre paru il y a trois ou quatre ans, Bizut, Aude Wacziarg[10] raconte les bizutages dont elle a été victime à l'école Sainte-Geneviève à Versailles. Elle explique qu'à l'époque le bizutage consistait à mimer des scènes de guerre et un parcours du combattant. Il y avait donc des jeunes qui se traînaient dans la boue avec des bruits de sirènes et de bombes enregistrées ; il fallait passer sous les barbelés, etc. Et elle explique très justement qu'il y a des garçons et des filles qui étaient relativement heureux de faire ça, à qui ça rappelait des souvenirs de jeux électroniques ou des souvenirs liés à des films d'épopée de leur enfance. Et puis, il y avait dans le groupe, cette année-là, une jeune femme — c'était l'époque de la grande guerre à Beyrouth — qui revenait de Beyrouth où elle avait vécu des situations terribles. Aude Wacziarg explique que cette femme n’a pas supporté ça et qu'il a fallu l'hospitaliser longtemps pour qu'elle réussisse à purger l'épreuve. Cela ne veut pas dire que l'épreuve en elle-même soit mauvaise ; on peut faire un parcours du combattant. Cela veut dire que la singularité des situations est telle qu'un exemple, un problème, une situation, n'importe quelle proposition pédagogique utilisée sans discernement nécessaire par rapport à l'histoire singulière des personnes peut produire des effets extrêmement ravageurs.  L'enseignant a cette capacité prélever les indices de ce qui ne passe pas, de ce qui ne va pas ou de ce qui résiste ou choque l'autre, et, à ce moment-là, d’intégrer une autre manière, d’intégrer cela et de piloter sa classe pour avoir cette souplesse qu'André de Péretti appelle de ses vœux. C'est parce que je crois que ce discernement, ce jugement, cette capacité à anticiper éventuellement la souffrance, l'incompréhension de l'autre, à lire les symptômes qui provoquent chez quelqu'un un rejet, une résistance… Cette capacité à faire cela, ce discernement sont constitutifs de la réussite éducative. C'est parce que je crois à cela que j'hésite à utiliser le mot "ingénierie" qui pourrait, à mon sens, laisser penser à nos adversaires que nous avons des recettes miracles qui s'appliquent indépendamment de la perspicacité, de ce que j'ai appelé "le jugement", le discernement éducatif qui me paraissent des qualités tout à fait importantes et des objets de formation tout à fait importants. Ce n'est pas un don, le discernement ; c'est quelque chose qui se forme et qui se forme en formation initiale et continue.

 

• Question 4

Je suis professeur d'éducation physique. J'ai dix-huit ans de métier. J'enseigne en lycée professionnel. Je voulais simplement vous apporter un témoignage. Je suis ravie de vous entendre. C'est un peu comme si je passais du XXe arrondissement au XVIe. C'est très agréable ; c'est une bonne entrée en week-end. Je vous ai cité dans mon devoir d'agrégation. Ça m'a permis d'avoir une bonne note. Cela dit, c'est extrêmement loin de ma réalité professionnelle. En éducation physique, on se pose beaucoup de questions sur l'apprentissage et on est surtout extrêmement expert en gros mots, tous les mots savants, on récupère tout ce qu'on peut : la psychologie cognitive, etc. Donc, on connaît bien mais ça ne résout pas nos problèmes sur le terrain. Je voudrais savoir quelle est votre position, non pas par rapport à l'apprentissage mais par rapport aux conditions de l'apprentissage. À savoir que, maintenant, nous n'exerçons pas le même métier en fonction des établissements où nous sommes. Les élèves sont tous très différents les uns des autres ou, en tout cas, peut-être qu'ils commencent à se ressembler tous : c'est-à-dire grande frustration par rapport à ce qu'on leur apporte, difficulté à supporter le temps, le temps qu'ils laissent au temps, etc. Ce que je voudrais savoir : comment vous vous positionnez, vous qui avez cette chance d'approcher la personne qui fait fonction de ministre, qui a été si plaisante avec nous, qui nous a fait tant de bonne publicité, qui nous a fait si chaud au cœur, parce que nous, sur le terrain, on n'a pas le temps de s'exprimer. Il faut d'abord qu'on travaille. Ensuite, il nous faut le temps de nous en remettre. Puis, parfois, quand on trouve des interlocuteurs, on arrive à dire ce qu'on éprouve. Je parle d'émotion. Tout ce que vous dites, on le ressent ; on le lit aussi : Lacan, Freud, Jankélévitch, etc. C'est très doux, très tendre…

La théorie, ça a du bon mais ça ne résout pas la pratique.

 

Ph. M. :

Je pense que vous avez raison et qu'on se fait parfois plaisir dans des théories. C'est peut-être mon cas aujourd'hui, avec vous. Je voudrais dire un mot d'abord, puisque vous l'avez évoqué — on peut le dire en toute simplicité — du ministre dont vous dites qu'il vous a fait beaucoup de publicité. Je suppose que vous parlez par anti-phrases. Il y a à certains moments des choix qui sont difficiles. On peut faire le choix de travailler contre, à côté, avec. Je vous demande simplement de me faire crédit sur un point — mais c'est une demande dont je sais bien qu'elle ne peut pas être honorée sans caution — c'est que la stratégie qu'on peut adopter sur le plan de la stratégie politique, comme vous le dites, est celle qui, à un moment donné, nous apparaît susceptible de faire un peu avancer les choses dans le sens que l'on croit. Ce n'est pas nécessairement une stratégie facile ; c'est une stratégie qui nous oblige à manger notre chapeau très souvent, comme on dit vulgairement ; c'est une stratégie qui, souvent, est génératrice de rupture, y compris avec vos meilleurs amis et les militants dont vous vous sentez le plus proche. Mais, à certain moment, peut-être, faut-il effectivement, comme le disait Sartre, de temps en temps, un peu se salir les mains. Si on pense qu'on peut contribuer sur certaines choses à faire un peu avancer dans le sens que l'on croit positif, le système de l'Éducation nationale. Je ne me suis engagé que parce que je croyais que c'était une manière de faire avancer les choses. Si je découvre que les choses n'avancent pas, qu'elles reculent, que rien de ce à quoi je crois ne se concrétise, j'en tirerai les leçons. Je ne me suis pas engagé pour m'engager, je me suis engagé pour tenter de faire avancer un certain nombre de choses. J'ai proposé un certain nombre de mesures concernant le lycée après la consultation nationale. Entre les mesures qui ont été proposées et celles qui ont été retenues par le ministre, il n'y a pas beaucoup de choses en commun. Je reconnais parfaitement le droit aux politiques de ne pas suivre l'avis de l'expert, que c'est le politique qui va devant les électeurs. Pour le moment, je considère qu'encore en tant qu'expert, je peux tirer encore un peu du côté de ce que je crois possible, positif. Si les choses apparaissaient ne plus être possibles, encore une fois, j'en tirerai les conséquences. En tout cas, sachez que ça n'est pas, j'allais dire de gaieté de cœur qu'effectivement, on prend des décisions de ce type et qu'on tient dans des décisions de ce type. C'est souvent plus facile — je le dis sans agressivité pour aucun de mes collègues — d'être dans l'opposition systématique, que de tenter de faire avancer les choses de l'intérieur, modestement, d'autant plus qu'on prend sur la figure les pavés qui ne vous sont pas nécessairement directement adressés. C'est une parenthèse par rapport à votre allusion et par rapport à ce que j'ai cru en comprendre.

Alors, maintenant, sur ce qui est l'essentiel de votre intervention, je ne sais pas — mais ça ne correspond pas à ma façon de voir les choses —, je ne sais pas si ce que j'ai dit est très éloigné de ce que vous vivez en lycée professionnel. Je crois que non, pour ma part. J'ai repris un enseignement en lycée professionnel à Vénissieux, il y a quatre ans, en BEP (des BEP opérateurs-régleurs de systèmes d'usinage, BEP [?]). J'ai travaillé avec ces élèves-là. Je continue de travailler avec des enseignants de ce lycée et d'autres enseignants d'autres lycées professionnels. Il me semble que les questions que j'ai posées, peut-être d'une manière un peu académique et universitaire, sont celles qu'ils se posent, en particulier la question que j'ai appelée du conflit de volonté. Je vais dans des lycées professionnels presque toutes les semaines et j'observe ces conflits de volonté dont j'ai parlé. J'observe des moments où la relation pédagogique bascule dans une espèce de violence : "Je t'interdis de faire ça." "Mais non, je le ferai", et ainsi de suite… Et puis la violence duale se construit, l'hostilité, le face à face mortifère se met en place, le reste des élèves et de l'établissement reconstituent mentalement l'arène. Les jeux du cirque sont prêts. Il faut qu'il y ait un mort au tapis ; il y aura du sang. On le sait. Le plus souvent, c'est l'enseignant qui perdra la face. Malheureusement, de temps en temps, c'est l'élève qui trinquera. Mais on est dans une situation de rapport de forces, de conflit de volonté, de violence barbare. Or, je pense que par rapport aux collègues des lycées professionnels avec lesquels je travaille, c'est important de dire : il faut sortir de cette situation, construite des objets culturels communs, parler de ce qui a un haut niveau d'exigence culturelle. Par exemple : avec des lycéens de lycées professionnels, il ne faut pas abandonner des problèmes anthropologiques essentiels. Il faut être capable, à l'occasion de notre enseignement, de fonctionner ou de laisser entrevoir comme possible un autre fonctionnement que celui du rapport de forces et du face à face. Je sais que c'est difficile. Je suis convaincu qu'au quotidien, c'est presque une mission impossible. Mais parce que je me veux pédagogue, avec tous les aspects même négatifs de ce terme, je sais aussi, pour m'entretenir avec des élèves souvent, que ce que vous faites, vous, dans votre lycée, avec vos élèves pour tenter de sortir de ce rapport-là, pour construire autre chose, même si, devant vous, ils n'avouent jamais, même si, pour des raisons sociales, personnelles, ils restent dans l'hostilité, l'opposition, je sais que votre travail a un effet et un impact et qu'il ne faut pas que vous en désespériez, parce que ça contribue à les construire quelque part. C'est vrai que la plupart des élèves que je vois me disent qu'ils aiment bien les profs avec lesquels ils travaillent mais qu'ils ne leur diront jamais et que, qui plus est, ils resteront dans la violence à leur égard, parce que les jeux et les rôles sociaux, dans un certain nombre d'établissements difficiles, probablement comme celui dans lequel vous enseignez, sont trop archétypaux et en sont venus à être tellement figés que les élèves eux-mêmes ne peuvent pas s'en sortir, de ces rôles sociaux-là. Mais ça ne veut pas dire pour autant que nous ne servons à rien. Les choses cheminent dans les têtes. Je ne suis pas d'un optimisme béat et naïf. Je pense que les choses cheminent dans les têtes. Et j'ai tendance à penser que les discours peuvent être des discours académiques, universitaires, philosophiques… Ça peut vous apparaître. Mais j'ai tendance à penser qu'il n'y a pas d'éducation sans rapport au plaisir, au désir et donc, sans rapport au discours, y compris théorique comme objet de plaisir et de désir. Y compris pour ces élèves-là. Si ces élèves en grand échec scolaire sont en telle rupture par rapport aux enseignements qui leur sont donnés, c'est peut-être parce que, précisément, nous n'avons pas été suffisamment attentifs — je dis "nous" parce que je m'implique —, je n'ai pas été suffisamment attentif à leur faire découvrir le plaisir de l'intelligence. Et je ne crois pas que ce soit en abdiquant notre propre plaisir, d'une manière un peu cathare, que nous pourrons permettre aux autres d'accéder à cette intelligence. Et, encore une fois, je parle du point de vue où je suis, pas du point de vue où vous êtes, avec les privilèges que j'ai, que je mesure, par rapport à vous-même qui êtes confrontée au quotidien, dix-huit ou vingt heures par semaine à des élèves. Je parle sans doute comme un théoricien. Mais c'est Lénine — on peut penser ce qu'on veut de Lénine mais on ne peut pas dire que c'est quelqu'un qui n'a pas contribué à fabriquer un peu d'histoire — qui disait qu'une bonne théorie, c'est bien pratique. Je le crois, même parfois pour survivre simplement dans des situations difficiles, parce qu'on les comprend. Les comprendre, c'est déjà ne pas y être totalement enfermé. Je respecte complètement votre point de vue. Je ne cherche pas du tout à vous convaincre. Je voudrais juste dire d'un mot qu'en ce qui concerne les conditions matérielles d'exercice du métier, je suis vraiment extrêmement attentif à cela. Et si vous me demandez politiquement, quelle sont mes positions, elles sont claires : je suis pour un débat national le plus rapide sur les problèmes de la carte scolaire. Je suis pour qu'on décide clairement de mettre des BEP mécanique auto au lycée Henri IV et au lycée Louis le Grand et qu'on implante des Khâgne à Saint-Denis. Clairement ! Je n'ai aucun état d'âme là-dessus. Quand j'ai remis mon rapport sur les lycées au ministre, j'ai rendu ce point de vue public. Je l'ai dit dans plusieurs interviews. J'ai demandé un débat au Parlement. Je crois que ces questions de la ségrégation sociale et scolaire ne peuvent plus être laissées à la dérive et régulées par un marché et un consumérisme scolaire de plus en plus préoccupant. Il faut, là dessus, qu'il y ait un débat national fort qui sera sans doute aussi difficile que le débat sur le Pacs mais qui mérite autant que lui d'être porté devant la représentation nationale. Je militerai politiquement très fort en disant que la priorité politique, maintenant, c'est sans doute de poser aux yeux de l'opinion publique clairement la question de la carte et de la ségrégation scolaires, la question des filières et de leur implantation, la question de la façon dont les implantations géographiques sont dans l'inégalité géographique et fondamentalement accrues et surdéterminées par les inégalités pédagogiques. Là dessus, je n'ai pas d'état d'âme. Je le dis. Et je pense que laisser dériver le système comme on le laisse dériver  politiquement, est quelque chose de très grave et de très dangereux. Dangereux même pour l'unité nationale, pour la paix civile. J'ai écrit — à l'époque on m'a beaucoup critiqué - un livre de "vulgarisation" : L'école contre la guerre civile[11], où je défendais ces positions. Et j'y crois toujours. Je pense que sans régulation forte de l'État, nous ne pourrons pas avancer. Dans ce domaine-là, la somme des intérêts individuels ne constitue pas l'intérêt collectif. Nous avons tous individuellement intérêt à mettre notre enfant dans la meilleure classe et à utiliser les zapping scolaire pour lui éviter d'avoir de mauvaises fréquentations. Vous le faites et vous avez le droit de le faire. Je ne peux pas vous critiquer. Je travaille à Vénissieux. Il y a des gens qui habitent dans la tour Youri Gagarine. Ils sont tous au RMI. Quand il y en a un qui arrive à sortir du RMI pour avoir un salaire, les parents déménagent de Vénissieux et vont habiter à Bron pour sortir leur gamin du collège Elsa Triolet. Je ne vais pas dire à ces parents qu'ils sont de mauvais citoyens. Ces parents ne sont pas de mauvais citoyens ; ce sont de bons parents. Le problème, c'est qu'on ne peut pas faire porter la volonté individuelle des décisions qui ressortent du bien commun. Le bien commun n'est pas la somme des intérêts individuels. Il faut qu'à un moment, la loi — je dis la loi au sens fort — le Parlement, dans une démocratie, prenne des actes forts pour permettre qu'il n'y ait plus seulement la surchauffe des intérêts individuels qui fasse marcher la machine scolaire, mais aussi l'affirmation du bien commun, avec toutes les contraintes sur intérêts individuels que je ne peux pas vous imposer individuellement mais que, collectivement, nous pouvons nous imposer ensemble. Là-dessus, politiquement, je n'ai pas d'état d'âme. Mes positions sont d'une clarté absolue ; elles ne le sont pas seulement avec vous, aujourd'hui, elles sont d'une clarté générale, y compris par rapport aux interlocuteurs que je peux avoir dans le domaine politique.

 

• Question 5

Je me permets de vous poser cette question car je sais que vous connaissez la méthode des réseaux d'échanges réciproques de savoirs car vous avez préfacé le dernier livre de Claire Hébert-Suffren. Comment pouvez-vous transposer la pratique d'un apprentissage avec l'aide d'un médiateur sur la réussite du même apprentissage, c'est-à-dire que le clerc devienne acteur et moteur de son apprentissage ?

PM :

- Je crois que votre question comporte sa réponse. Pour ceux qui connaissent mal ou peu les réseaux d'échanges réciproques de savoirs, ils peuvent trouver dans ces réseaux la réponse à cela. Je crois que nous avons tous à nous apprendre des choses les uns, les autres et que ce qui supporte l'idée des réseaux d'échanges réciproques de savoirs, c'est précisément la suppression du clerc comme caste qui viendrait apporter et qui aurait le monopole, en quelque sorte, de la transmission du bon savoir. C'est la volonté de faire circuler le savoir dans des lieux, des espaces, de telle façon qu'à travers ces échanges, chacun se construise à la fois comme émetteur et récepteur et donc construise son propre savoir, enseignant et apprenant de son propre savoir et d'autres savoirs. Ces réseaux me paraissent à cet égard extrêmement prometteurs dans l'usage qui en est fait et qui en est promus par Claire Hébert-Suffren et son équipe.

 

DÉBUT

▲ ▲

site http://probo.free.fr



[1] Dans cette transcription, il a été fort peu gommé ce qui relève de la situation colloque : adresses directes à la salle, allusions aux organisateurs, aux différents moments des entretiens, à la Cité des sciences.

[2] W. Jankélévitch, Henri Bergson, Puf, collection Quadrige, 2000.

[3] Pocket, collection Agora, 1985.

[4] Éditions du Carroussel, 1999.

[5] Les aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket, Éditions du Carroussel, 1999.

[6] IMBERT F., Pour une praxis pédagogique, Paris, Matrice, 1985.

[7] Vous serait-il possible de préciser la référence bibliographique ?

[8] L. Jaffro, J.-B. Ramsy, L’Ecole désœuvrée : la nouvelle querelle scolaire, Flammarion, 1999.

[9] Grasset, 1990.

[10] Bizut, de l’humiliation dans les grandes écoles, Austral, 1995.

[11] Ph. Meirieu, L’école contre la guerre civile, Plon, 1997.